Les Cosaques, premier roman de Léon Tolstoï, œuvre considérait comme autobiographique, raconte l'histoire d'Olenine, un jeune noble moscovite de 24 ans qui sur un coup de tête veut devenir junker dans l'armée des Cosaques dans le Caucase, région semi-indépendante de l'impérialisme russe connu pour sa soif de liberté habitant dans des terres magnifiques au bord du Terek, lorgné par les steppes, les bois et les roseaux sauvages. Il y fait la rencontre de plusieurs personnalités haut en couleur comme l'Oncle Erochka, un vieux chasseur extravagant, Lucas un jeune soldat Cosaque très apprécié par son village, mais surtout celle de Marion, la fille de son hôte dont il tombe amoureux. C'est dans ce roman qu'on y aperçoit les premières évolutions morales et humanistes du grand auteur russe.
C'est avec grande facilitée que le lecteur peut apprécier la progression de ce récit centré sur une forme de romantisme et une ode à la nature. Olenine, l'avatar de Tolstoï, est galvanisé par la nature qui l'entoure, elle devient allégorique et presque jouissive pour le personnage. La végétation montagneuse et riche joue sur l'état d'âme de cet homme en proie à une volonté de liberté et de se défaire de ses chaînes moscovites. Mais on le sait d'avance, Olenine ne reste que provisoirement sur les terres caucasiennes, pourtant, il sera marqué à tout jamais par son voyage. Les Cosaques est un regard réflexif sur ce qu'est le bonheur et la liberté. Jamais loin d'une pensée rousseauiste, Tolstoï prône pour une égalité entre l'Homme et l'animal, mais surtout entre l'Homme et la nature. Ses nombreuses descriptions poétiques donnent une valeur ethnologique au récit et l'auteur russe nous décrit d'abord le quotidien et la culture cosaque avec précision pour mieux nous immerger dans ce peuple singulier. Un peuple au fort caractère, sauvage et rigoureux dans leurs travaux. Chacun a son rôle à jouer, et même la femme qui garde l'image de la mère au foyer est la chef du foyer familial, elle a tout autant son importance dans la hiérarchie domestique. Sans non plus tomber dans une quelconque morale pseudo-progressiste, l'écrivain décrit avec réalisme le mode de vie des Cosaques : leur tradition, l'architecture de leur maison, la topographie du lieu, leurs coutumes et leurs vêtements ou encore leur langage.
L'armée Cosaque est aussi au centre de la plume de Tolstoï. C'est par ce biais que le lecteur fait la connaissance de Lucas, fils d'une mère veuve et frère d'une sœur muette. Il est un soldat modèle, fort et courageux, il est l'incarnation d'un esprit émancipé dont Olenine est admirateur et dont il voudrait presque emprunter son corps. Le problème est que les deux hommes sont attirés par la même jeune femme, Marion, promise au mariage pour Lucas. C'est d'ailleurs dans cette mésentente que Tolstoï parle du tiraillement entre le plaisir de la chair et le plaisir spirituel. Pour être heureux, faut-il que je pense aux autres ou uniquement à moi-même ? C'est la question que se pose continuellement Olenine qui apprécie énormément Lucas, mais ne peut s'empêcher de contempler et de désirer la beauté de Marion. Il tente d'ailleurs de lui demander en mariage une première fois où elle hésite puis une seconde fois où Marion refuse catégoriquement. Le protagoniste est toujours prêt à servir autrui, mais se demande toujours si c'est la bonne façon pour lui de s'élever spirituellement parlant. La force de l'écrivain est de faire basculer son récit dans un grand lyrisme où l'homme est en osmose avec ce qu'il entoure et pense avoir atteint un bonheur cathartique, mais spontanément, il fait passer la pensée de l'autre côté de la barrière, c'est-à-dire sur le fait de ne pas être rassuré sur son bonheur actuel.
L'auteur ne sombre jamais dans un quelconque sentimentalisme ou pathos, car les extraits plus maussades sont équilibrés parfaitement par la légèreté et l'humour qui respirent au sein du livre. En effet, les autres personnages folkloriques sont plutôt amusants comme Jeannot, le serveur d'Olenine, Nazaire le copain de Lucas, mais surtout l'oncle Erochka. Cet ancien militaire, reconverti en chasseur, devient très proche du personnage principal, une belle fraternité s'entame entre les deux compères. Le vieil homme est exaltant, bon vivant, costaud et a toujours des milliers d'histoires à raconter, c'est probablement le personnage le plus attachant de ce livre. Le peuple cosaque n'est pas pas non plus sans défaut, Tolstoï décrit à plusieurs reprises, l'alcoolisme proéminent, le virilisme auquel il faut se confronter régulièrement, le jugement d'autrui, la difficulté à se faire accepter, etc. Mais pour l'auteur, nous sommes loin des défauts de l'aristocratie moscovite qui se complaît dans la satisfaction matérielle, accorde de l'importance à l'héritage des « noms » et qui est une société totalement faussée par l'apparence et le mensonge. Avec les Cosaques, Olenine trouve une essence plus pure de l'être humain, qui n'est pas pervertie par les hautes structures sociales et bourgeoises. C'est d'ailleurs par une lettre qu'il garde pour lui-même que le protagoniste expose toute sa haine contre sa vie passée qu'il considère comme égoïste et valorise la vie Cosaque et la beauté stimulante de celle-ci. Le lecteur est totalement invité à plonger dans cet état bucolique et dans cette errance rêveuse — comme il a été dit auparavant — à travers les descriptions sur la nature, mais aussi les activités auxquelles s'adonne le jeune homme.
Pénétré par une forme de mysticisme, le livre parle régulièrement de Dieu, mais l'écrivain ne parle pas d'un Dieu inquisiteur ou moralisateur, mais d'un Dieu créateur, celui qui a donné naissance à la nature et a confié à l'Homme la chance de pouvoir fouler ses contrées. Qu'importe alors si nous croyons en Dieu ou non, car il devient surtout une métaphore sur la synergie et la fusion entre la Vie et l'être humain. Par conséquent, l'activité de la chasse est un bel exemple de ce regard porté sur la flore et les animaux parcourant les paysages. Tolstoï ne fait pas abstraction de la guerre, mais encore une fois porte une attention sans jugement, car c'est grâce à elle que les Cosaques sont installés dans ces lieux idylliques et jouissent d'une posture singulière, c'est une société à la base militaire, la guerre fait partie de leur ADN. Une preuve pour démontrer ce point de vue est cette scène où un abrek est tué par Lucas. Cet exploit est vu comme héroïque sous les yeux de sa stanitsa (village), mais Olenine ne le voit pas de cette façon. Malgré ça, il explique que les escarmouches que réalisent les Cosaques et leurs ennemies n'aient jamais égocentrique, narcissique ou pour avoir un bout de territoire, ce sera toujours pour protéger ses biens, ses proches ou ses provisions. La fin nous montre également un dernier combat plus cinglant entre les Cosaques et les Tchétchènes où Lucas se fait blessé mortellement par le frère de l'abrek qui voulait venger ce dernier, car il fut tué par le jeune cosaque. Une façon de démontrer que l'on revient à des lois plus primaires, mais au moins plus sincères.
C'est par la sincérité que je finirai mon avis, en effet l'enthousiasme qui transpire dans cette œuvre communique une passion pour ce peuple qui fut marquante et décisive dans la carrière de Tolstoï. Une sincérité indéniable donc qui interroge la position de l'Homme au sein de la nature et donc de son existence. L'Homme ne peut évoluer sans une communauté et la liberté qu'offre la nature, il faut être au sein de ce microcosme pour pouvoir s'élever spirituellement et humainement. Ainsi, Olenine repart comme il est venu, après un adieu poignant avec Erochka et un dernier regard indifférent de Marion. Il retourne vers sa vie moscovite — comprenant qu'il ne peut rester toute sa vie dans ce peuple — mais avec un regard plus sensible, moins égoïste et plus humain.
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