Connu et reconnu pour son roman Vipère au poing, Hervé Bazin souvent crédité comme le spécialiste des difficultés familiales, crée avec Le Matrimoine une vive critique pessimiste du mariage et de ses conséquences. Le roman est une chronique d'un mariage se déroulant du début des années 1950 jusqu'au milieu des années 1960, une période où la femme est vite rapatriée au rôle de mère au foyer consommatrice. Le récit suit le point de vue d'un homme, Abel, un petit avocat, né d'une famille bourgeoise qui n'est pas forcément attrayant, un monsieur Tout-le-monde en quelque sorte. Le roman s'ouvre sur une description du souvenir qu'il a eu de son premier rendez-vous avec sa future femme, Mariette. Un rendez-vous commun sur un banc de la ville d'Angers, le principal point géographique où l’œuvre prend place.
À partir de ce souvenir, contredit par la propre famille de Mariette lors d'une discussion autour d'une table, Abel exalte son profond pessimisme vis-à-vis de son mariage. Il faut être prévenu, Bazin n'est pas là pour donner un reflet bucolique, il veut renvoyer une image beaucoup plus dure et peu flatteuse de nous-même. À travers Abel, c'est bien l'écrivain qui parle, marié trois fois dans sa vie, l'auteur a bien conscience de l'état des vérités qu'il veut pointer à l'observateur qui lit ce journal intime qu'entretient régulièrement Abel. Le style de l'auteur est rempli de formules percutantes, qui nous touchent directement au cœur, avec ses effets d'accumulation de détails, l'écrivain décortique avec soin la progression d'un début de mariage qui s'engouffre dans le train-train du quotidien. Le personnage donne cette impression de n'avoir jamais été heureux, pourtant, il le dit, il aime Mariette, il ne s'est pas marié à contre-coeur ou pour s'embrigader dans les bonnes mœurs bourgeoises. Et, effectivement, les Guimarch (nom de famille de la jeune femme) sont une famille peu plaisante, nombreuse, avare, avec une grande gueule, qui pense toujours tout savoir. Tout ce qu'il y a de plus populaire. Contrairement au bercail d'Abel, les Bretaudeau, qui ne sont plus que trois. La mère veuve, très discrète et distinguée, quelqu'un parlant avec le regard et l'oncle Tio, un vieux « philosophe » très attachant qui a toujours le bon mot dans la bonne situation. Le protagoniste décrit alors sa vie quotidienne comme ses repas chez sa belle-famille qui devient de plus en plus envahissante, sa première cohabitation avec sa bien-aimée, l'éloignement progressif de ses amis, le début de l'ennui qui pèse en lui, son désir sexuel qui s'évapore également, les attitudes de sa femme qui l'agace, l'abrutissement matérialiste qui la pénètre, l'évolution physique de cette dernière, sa relation avec sa mère et son oncle, etc. Mais le personnage était encore bien installé jusqu'à la première venue de leur premier enfant. Clairement, le livre de Bazin n'y va pas de mainmorte avec la relation entre lui et ses enfants (car derrière trois autres naissent, dont des jumelles). La tranquillité de son foyer disparaît, mais c'est surtout la disparition de Mariette en tant qu'épouse qui décline. Elle devient seulement une mère, n'ayant plus des yeux que pour ses enfants. Avec ce propos, Bazin veut interroger une forme d'esclavage moderne de la femme qui se change en « mémère » et critique cette institution (pour l'auteur, le mariage en est formellement une.) qui donne trop de pouvoir à l'enfant, en d'autres termes, il est le roi. À trop donner et céder, pour l'auteur, l'enfant devient une charge tellement pesante qu'il n'a plus la notion de justice, des droits pour les autres, d'un équilibre logique pour toute la famille.
C'est là où l'on touche un point essentiel du roman, cette transmission de mère en fille du devoir familial qui est totalement contre-productive. Abel le dit à un moment, Mariette ne peut plus vivre normalement, elle en oublie son état physique et mental. Il y a donc aussi une certaine beauté qui advient dans le récit, car le mari n'est pas totalement antipathique envers sa femme, même si elle sait qu'elle est à présent un produit façonné par la société, elle reste avant tout la personne qu'il aimait et désirait. Mais l'homme est loin d'être parfait, avec son air désabusé et sa vision maussade, il cède au péché du mariage, celui de l'adultère. C'est d'ailleurs dans une scène assez ambivalente qu'il tente de se rapprocher d'une jeune cousine de Mariette lors d'un séjour estival et familial en Bretagne. Une relation qui n'amènera à rien, juste à la douleur égocentrique d'Abel qui tentait de retrouver le physique de sa Mariette plus jeune. Il y a également des très belles scènes — comme les accouchements ou l'accident de Mariette — entre le mari et la femme avec des moments d'empathie, de peur et de souffrance et bien sûr cette fin qui fait advenir un léger espoir illuminant. Mais, le reste du temps, Abel condamne son mariage avec plein d'excès de sentiments et d'exigences, d'où alors cette ambiguïté qui construit un fort caractère réaliste au personnage, mais aussi à tous les autres. L'être humain a ses contradictions, ses habitudes et ses nécessités, on ne peut difficilement le changer sur ce point. L'intimité profonde qui se déploie dans ce livre s'ouvre finalement à une forme d'universalisme intemporel. En effet, le livre parle d'une certaine période maintenant dépassée, mais le mariage existe toujours, la question de l'émancipation de la femme aussi, mais aussi celui de l'homme. La force de ce titre est de se concentrer énormément sur les émotions et les situations conjugales — et non les questions de société ou politique des années 1950/1960 — car l'histoire (avec quelques changements bien sûr) pourrait très bien se calquer sur notre période. Peut-être que le mariage a moins d'impact, mais les relations amoureuses sont toujours là et l'avachissement progressif ainsi que le dysfonctionnement dans le couple existe bel et bien.
Pour conclure, Le Matrimoine est un roman nous renvoyant une image inconfortable de nos vies. Même si nous ne sommes ni marié(e)s, ni père, ni mère, il y a une compréhension du sujet si nous avons vécu ne serait-ce qu'une relation amoureuse. C'est là, toute la puissance de livre qui se lit comme un journal que l'on aurait secrètement volé à cause de notre curiosité. C'est une grande analyse et dissection d'un mariage d'une certaine époque qui s'ouvre à une universalité constante. Le propos tend vers un fort pessimisme, mais pourtant pour Bazin le mariage n'est pas une fatalité. Il dit lui-même que ce type de mariage se concentre beaucoup en province, car la vie n'est pas la même qu'en ville. Une œuvre donc pleine de sincérité pouvant secouer, mais qui se lit tout de même avec un grand plaisir.
Écrire commentaire