[Critique] Le Ventre de Paris (1873)


Le Ventre de Paris appartient à la série célèbre des Rougon-Macquart, il en est le troisième tome et se déroule entre 1857 et 1858, en plein Second Empire. Cet état souverain oppose les adhérents à Napoléon III et les Républicains, dont notamment un certain Florent, le personnage au centre du récit zolien. Après avoir été exilé pendant sept longues années dans le bagne de Cayennes, Florent s'échappe et retrouve la terre ferme de sa France. Totalement épuisé, amaigri et dans les vapes, il est recueilli par Madame François, une vendeuse généreuse de légumes dans les Halles de Baltard, plus connu sous le nom des Halles de Paris. Son but est de retrouver son frère Quenu, un charcutier bien en chair qui vit paisiblement de son petit commerce avec sa femme Lisa et sa fille Pauline. Pensant ne plus jamais revoir son grand frère, Quenu accueille avec plaisir Florent, de même pour sa femme, heureuse de pouvoir l'aider. Mais les commérages font surface, les Halles ont des oreilles de partout et ne laissent pas tranquille le personnage. Le bagnard est décidé à ne pas dévoiler son passé, ainsi les curieux se demandent qui est Florent ? Pourquoi est-il là ? Est-il vraiment un soi-disant cousin de Lisa ? À partir de ce moment, l'homme va vivre douloureusement son expérience de retour.

 

Bien connue pour être le chef de file du naturalisme, Zola est un écrivain avec une démarche se voulant « scientifique » qui décrit la réalité telle qu'elle sans enlaidir ou embellir le tableau et comment elle peut influencer la condition de vie des portraits décortiqués par l'auteur. Ainsi, dans Le Ventre de Paris, il réalise une description profonde des Halles, au-delà d'être le décor, elle devient l'héroïne et l'épicentre du récit. L'écrivain fait une grande orgie visuelle, olfactive et sensitive du lieu dans lequel les personnages déambulent. C'est une mise en forme méthodique des observations qu'il emmagasine dans son roman, tout est méticuleusement détaillé pour mieux explorer l'encyclopédie de ce « ventre de métal boulonné ». Les plusieurs chapitres sont découpés et différenciés comme sont les plusieurs pavillons des Halles : fruits et légumes, poissons, viandes, fromages, fleurs… Rien n'est laissé au hasard et l'auteur pousse jusqu'à l'indigestion tellement les objets sont multiples, profondément listés et amplifiés. C'est une symphonie de toucher, de goût, de couleur, parfois somptueusement belle, parfois somptueusement laide. La métaphore du ventre est évidemment lumineuse sur le propos de l'œuvre, car le lecteur est plongé dans cet étouffement de masse pleine de moules, de choux-fleurs, de fromages coulants, de tripes sanguinolentes, de visqueux poissons, de caisse d'œufs, de chapelets de saucisses, etc. Il en témoigne donc une volonté de dépouiller cet endroit gargantuesque, Zola a les yeux plus gros que le ventre et tente d'englober toute la totalité des Halles et pour parfaire à cela, il instaure une puissante dimension sociale.

 

Que seraient ces nombreuses esquisses sans ses personnages ? À première vue, le roman donne l'impression que les protagonistes ne sont que des instruments pour dévoiler une critique sociale au milieu de cette toile de fond se voulant être le réel personnage. Mais il y a une histoire puissante qui fusionne parfaitement avec le lexique lyrique du lieu. Florent incarne l'injustice d'une société l'ayant incriminé pour une faute qu'il n'a pas commise. En effet, sept ans plus tôt, il est arrêté pour avoir tué une femme lors du Coup d'État du 2 décembre 1851 pendant des barricades. Mais Florent a été au mauvais endroit au mauvais moment, car une femme morte est tombée sur lui et sans réfléchir, la justice l'a condamné à cet affreux bagne. C'est alors un homme revenant totalement traumatisé de son emprisonnement, à voir la terrible histoire qu'il raconte à la petite Pauline qui voulait entendre le récit de l'homme s'étant fait manger par des bêtes. Ce cas précis est d'ailleurs un très bel exemple de la symbiose entre la fiction tenant en haleine le lecteur et la description des sensations propre au style de Zola. Pendant que Florent raconte son histoire sordide de crabes mangeant le corps d'un ami prisonnier, Quenu cuisine du lard et des oignons, l'auteur retranscrit parfaitement cette odeur à l'origine alléchante, mais elle devient répugnante, car elle se lie sensoriellement avec le récit du personnage. Sans cesse Zola travaille cette dialectique pour contribuer à une meilleure perception du discours littéraire.

 

Florent en revenant sur Paris ne reconnaît pas sa ville natale, alors qu'il s'était évadé d'un milieu hostile, il retourne dans un nouvel endroit menaçant. D'abord, la faim lui procure une souffrance terrible, il devient presque fou face à toute la nourriture abondante alors que son ventre est vide. Heureusement, il retrouve son frère, un homme pas très futé, mais très généreux. Marié quasi-platoniquement à sa femme, il a réussi à créer un foyer et à ouvrir une charcuterie grâce à l'héritage d'un oncle décédé. Lisa a la mainmise sur lui et dirige d'une main de maître l'esprit de son mari et leur petite vie bien réglée. Ils sont gras, symbole d'une bonne santé et de bonnes mœurs tandis que Florent est maigre et inspire la méfiance et la pitié à cause de son corps. Mais ce n'est pas l'avis des mariés qui sont bienveillants avec lui au début du livre.

 

Progressivement, Florent trouve un travail sous l'impulsion de Lisa en tant qu'inspecteur de marée et se voit confronter directement à toute la populace des Halles dont notamment « la Belle Normande », une poissonnière, rivale de « la Belle Lisa » qui fait de Florent sa tête de Turc mais dont elle appréciera ses qualités par la suite et l'utilisera pour rendre jalouse sa rivale de comptoir. Ayant soif de justice, il devient un habitué du bar de Lebigre où se retrouvent régulièrement des « rouges » c'est-à-dire des gens politiquement révolutionnaire contre l'Empire. C'est à partir de ce moment que Lisa a des doutes sur les intentions de son beau-frère. Petit à petit, il sera exclu du monde des Gras et sera constamment remis à sa place de Maigre. Cette dualité plane sur toute l'œuvre et contribue à agencer toute la vision de Zola dans le monde des Halles. Lors d'une discussion avec Claude, un peintre attachant à la vision que l'on peut qualifier de naturaliste, car il préfère peindre la réalité concrète des Halles et non faire des peintures romantiques, il pense que le système se constitue en deux catégories : les Gras et les Maigres. Il classe tous les humains dans ces deux cases, car pour lui les Gras, souvent bourgeois, mangent les Maigres, des gens à jeun et crève-la-dalle. À partir de ce constat, il crée des sous-catégories, car il y a plusieurs types de Gras et de Maigres. Cette analyse amusante en apparence prend tout son sens lors du récit et le lecteur s'imagine lui-même qui sont les Gras et les Maigres et voit comment les personnages peuvent jongler entre les deux pôles.

 

Comme il a été dit au début, les Halles ont des oreilles partout, mais aussi des yeux, tous les personnages voient partout, espionnent et analysent. Prenons le trio des « dames » : la vieille Mlle Saget, Madame Lecoeur et la Sariette. Elles changent constamment de camp, un coup, elles seront du côté de Lisa, un coup du côté de la Normande, elles répandent les rumeurs et les commérages, et c'est même Saget qui découvre le secret de Florent. Avec ce type de rôle, Zola démontre une vision pessimiste de l'humain qui peut être méprisable, hypocrite et bête. Par exemple, Saget fait le tour des magasins pour essayer d'avoir des informations, sans rien acheter derrière. Elle est à l'image de l'Empire : inquisiteur, malhonnête ou encore fouineur. Suivre l'Empire, c'est se ranger dans les rangs, à l'image de Lisa et Quenu, ne voulant aucune histoire pour être aux normes dans leur petit confort. Lorsque Quenu rejoint les réunions de chez Lebigre, embarqué par son frère, sa femme le remet vite à sa place et décide de ne plus y retourner. Les Républicains ont un visage plus positif chez Zola même s'ils ne sont pas exempts de défauts, chacun voulant plus ou moins son petit moment de gloire.

 

Qu'importe le groupe, l'auteur renoue et dénoue sans cesse les collectivités et Florent, sans le vouloir, amène un climat d'inconfort dans la population des Halles. Zola alterne continuellement entre des alternances de brouilles, de réconciliations, d'acclimatations et d'expulsions. L'ancien bagnard ne peut s'opposer à cette masse qui l'avale, le digère et l'expulse, c'est elle qui décide si telle ou telle personne est bien pour son ventre. Le secret et l'intime n'existent pas dans ce milieu, ce dernier est rempli de mesquineries, de bassesses et de mensonges. Florent est d'abord apprécié, puis craint et finalement détesté, tout le monde le dénonce discrètement comme le découvre Lisa à la fin. Cette dernière se rend à la police et pense qu'elle est la première à le faire, mais voit que la plupart des autres personnages se sont déjà plaints à la police. C'est un choc pour elle, à travers ses yeux, le lecteur aperçoit toute la fausseté de son entourage et sa sournoiserie.

 

Pour conclure, Le Ventre de Paris est un excellent roman dont il est difficile de résumer toute la richesse. Le style zolien peut paraître cru et direct, mais l'auteur sait aussi être puissant et pousse l'imagination très loin. Typiquement, lorsque Florent s'en va une journée avec Claude à Nanterre pour voir Madame François, c'est un moment d'évasion et de liberté pour lui. Loin du bruit et de la fureur parisienne, Nanterre incarne la tranquillité de la nature et du calme. Zola peut alors très bien passer de la description vive et saignante à une poésie attendrissante du quotidien. La force du livre est de faire cette symbiose entre la pensée architecturale et topologique de l'écrivain sur les Halles, la description sensorielle de l'environnement avec tout ce qu'elle stimule et le symbolisme figuratif des personnages. Ils sont eux-mêmes décrit par Zola de façon très matérialiste (vision de leur corps), mais aussi immatérielle (vision de leur esprit), d'où ce parfait assemblage avec le décor du roman. Tout est très vivant dans Le Ventre de Paris, même dans la plus grande des banalités, il reste un témoignage pointilleux sur le visage d'une époque et d'un lieu qui expose toute la petitesse des « honnêtes » gens, la fatalité tragique d'une injustice et l'inégalité sociale de l'époque.


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