[Critique] Chaka. Une épopée bantoue (1925)


En s’inspirant du chef zoulou Chaka (1786-1828), Thomas Mofolo propose une épopée inspirée directement des grands poèmes épiques comme ceux d’Homère. La destinée qu’il conte est celle d’un homme ayant fondé l’un des plus grands empires de l’Afrique australe avant de se faire assassiner par ses frères, car trop envahi par sa soif de pouvoir. C’est aussi l’une des premières œuvres de la littérature souto, une langue parlée par les Basothos en Afrique australe et plus précisément au Lesotho et en Afrique du Sud. Paru en 1925, Mofolo a écrit son livre pour les siens, moins d’un siècle après la mort de Chaka et quelques années après l’annexion du royaume Zoulou. Pour les Basothos, Chaka était un tyran sanguinaire, d’où la portée très à charge contre le personnage, car l’auteur présente l’homme comme tel, un être ayant propagé la terreur, la répression et la mort.

 

La première chose passionnante dans cet ouvrage est la capacité de l’auteur à naviguer entre le conte philosophique et moral, la forme documentaire et précise de la vie du peuple zoulou et l’imprégnation de fantastique qui s’introduit de façon habile dans le récit. Mofolo développe toute la vie de Chaka, de sa naissance jusqu’à sa mort, et dévoile en même temps la naissance d’un peuple. L’enfance du protagoniste fut cruelle, car il est issu d’une naissance illégitime et donc il fut rejeté par sa propre tribu. Humilié et frappé, Chaka forge son caractère à travers les difficiles épreuves qu’il doit subir sans broncher. C’est l’une des voies intéressantes pour comprendre pourquoi Chaka était si abominable une fois devenu le chef de son peuple. Mais en même temps, comme tout bon récit légendaire et de mythe ancien, la fatalité joue un rôle prépondérant dans le récit et la vie du personnage est construite sur des événements et des rencontres qui vont aboutir à sa ruine et à son châtiment inévitable. La cruauté qu’il a encourue va lui donner le goût d’une ambition démesuré et sans équivoque. Plus courageux et fort que les siens alors qu’il n’est même pas un jeune homme (la fois où il tue un lion alors que les autres fuient le danger et lorsqu’il ose affronter une hyène, prête à dévorer une femme, en pleine nuit) la jalousie et la lâcheté des siens, va le faire exiler et rencontrer le devin Issanoussi. C’est à partir de là que son destin est scellé, car il passe un pacte faustien avec cet être mystique. Afin de lui donner tout le pouvoir qu’il souhaite, Chaka va accepter tous les sacrifices à faire pour acquérir ce pouvoir, quitte à abandonner toute dimension humaine. Il va jusqu’à tuer sa bien-aimée Noliwè et bien plus tard sa mère Nandi, refusant ainsi tout amour et tendresse dans sa vie.

 

Chaka est donc l’histoire d’un homme qui veut se faire reconnaître par les siens, obligé de faire un voyage initiatique pour conquérir un pouvoir qui lui est dû (car il appartient à la descendance du sang royal). Comme les héros de la Grèce Antique, Chaka est un être plein de chair et de désir, piégé par les tentations humaines, celle du mal et de l’ambition. Protégé par son pacte de sang, il va progressivement prendre le pouvoir, créer son propre peuple (les Zoulous donc, le « peuple du ciel » ou le « peuple céleste »), anéantir les peuples ennemis, instaurer la peur et le despotisme dans son royaume et massacrer avec folie son propre peuple. La violence de son histoire est décrite sans filtre et sans transparence, Mofolo veut faire ressentir pleinement le goût du sang (avec sa terrible sagaie) qu’à Chaka, pour mieux nous faire comprendre la malédiction que porte ce dernier. Plus la narration avance, plus le personnage est haï par les siens, fait souffrir et souffre lui-même, devient un être solitaire et ne pense qu’à tuer jusqu’à l’absurdité, pour régner toujours plus et devenir en quelque sorte un Dieu. En effet, il transcende sa propre condition humaine, la magie le fait lier à l’au-delà et se laisse alors emporter par l’étendue de son devenir et de sa grandeur. Il devient forcément son propre ennemi et chute inéluctablement de son piédestal. La propre force que lui a donnée Issanoussi (un devin protecteur devenant un messager des ténèbres) est un poison que Chaka n’a pas su maîtriser.

 

Pour conclure, Mofolo s’inscrit avec force dans la lignée des tragédies antiques, en écrivant une création littéraire originale qui adopte le mode épique des grands poèmes et récits oraux (il donne l’impression que son récit fut conté et transmis de génération en génération depuis des décennies). Mofolo lie constamment la beauté du réel, mais aussi son horreur et les croyances surnaturelles de ce peuple africain. Le réel et la magie sont indissociables, cela fait partie intégrante du quotidien et des gestes du peuple Zoulou. L’auteur plonge dans les détails des rituels, des coutumes, des cérémonies et des guerres pour nous donner une vision globale de cette époque, mais réussit en même temps à étirer son propos de façon universelle. Toute personne peut se retrouver dans le destin de Chaka, car chacun est maître de son destin et de son aventure, saisi par un désir de violence et de vengeance après avoir vécu une injustice et tenter par l’ambition d’être le plus grand. Mais c’est ce que nous apprend ce livre et la destinée de Chaka, symbole de la grandeur et de la chute de l’Empire zoulou avant l'arrivée du colonialisme, c’est de ne pas dépasser les limites et de comprendre les vérités terrestres et les messages secrets de l’au-delà, afin de rester humain.


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