[Critique] The Fabelmans (2022)


Avec The Fabelmans, Spielberg puise directement dans son enfance et nous offre une merveilleuse fable autobiographique d’une limpide virtuosité à la fois vive et discrète. Dès l’ouverture, le cinéaste présente son propos en filmant son personnage, encore enfant, en train de recevoir des explications sur la définition du cinéma. Ses parents se tiennent à côté et tentent de le rassurer sur ce que le garçon va voir pour la première fois : un film sur un grand écran. La tête des parents est hors-champ puis tour à tour leur visage rentre dans le cadre et ces derniers se penchent à la hauteur de l’enfant pour lui parler. Le père, pragmatique et terre-à-terre, lui développe la technique de la projection cinématographique et de la persistance rétinienne. Sa mère, évasive et romanesque, lui dit que les films sont des rêves que l’on n’oublie jamais. C’est la définition scientifique et artistique du cinéma qui se mêle, mais aussi s’oppose, car tout le récit parle de l’inévitable divorce qui traumatisera le jeune Spielberg. La famille chez Spielberg est au centre de sa filmographie, et ce dernier filme souvent des familles dysfonctionnelles. Cette introduction nous dit que le cinéma est comme la famille, il fonctionne par deux énergies qui alliaient ensemble fait naître une œuvre et dans le cas de Spielberg, une famille fonctionnelle. Si le père et la mère communiquent, ils peuvent vivre en harmonie avec leur famille. On pressentait déjà cette idée dans Rencontres du troisième type lorsque le vaisseau spatial arrive sur Terre. Pour communiquer avec les extraterrestres, les humains jouent de la musique (la mère artiste de l’auteur était une excellente pianiste) à travers un ordinateur (le père était un ingénieur et pionnier de l’informatique). Idée apparemment inconsciente de la part de Spielberg, mais qui dit énormément sur sa vision de la famille.

 

Paradoxalement, The Fabelmans montre à quel point le cinéma est comme un divorce. Déjà, par la découverte du premier film que Sammy voit au cinéma, Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. DeMille, dans lequel un train transportant le cirque itinérant du récit déraille et fait un spectaculaire accident. Image marquante que l’enfant reproduira de façon obsessionnelle à l’aide d’un train miniature puis qu’il voudra immortaliser avec une caméra super 8. Ce train, qui se détourne de son chemin, est une séparation flagrante. Toute cette séparation est au cœur du cinéma spielbergien et le but chez lui est de retrouver une harmonie en déflagration. On retrouve plusieurs exemples dans l’œuvre qui pointe une fissure et une désunion. Les yeux blues de l’enfant qui une fois adolescent deviennent marron, les trous dans la pellicule pour donner plus de réalisme aux coups de feu donnés dans le petit western que réalise Sammy avec son groupe de scout puis évidemment la scène de montage dans laquelle le protagoniste découvre le secret de sa mère qui trompe son mari avec un ami de la famille. Les images idylliques de ses vacances en camping deviennent un désenchantement cruel lorsqu’il dissèque les images. À la manière de Thomas dans Blow-Up de Michelangelo Antonioni, quand le photographe zoome sur ses photos pendant le développement et découvre un cadavre qu’il n’avait pas vu en prenant ses clichés, Sammy ressent l’effondrement de son monde. Mais ce n’est pas le seul passage mettant en avant la dureté et la violence sous-jacente de The Fabelmans.

 

En effet sous ses airs légers et tendres, le long-métrage avance des détails prouvant que Spielberg fut alimenté par la brutalité de la vie. Les petits courts-métrages que réalise Sammy ont souvent un rapport avec la catastrophe (le petit train du début), l’horreur (les arrachages de dent, les momies…), la violence (les gunfights dans son western) ou encore la mort (la reconstitution sanguinolente de la Seconde Guerre mondiale). Spielberg a toujours jonglé entre le divertissement grand public et les films plus intimes et personnels, mais même ses œuvres populaires imposent des visions noires, comme Indiana Jones et Le Temple Maudit ou La Guerre des Mondes (le plan de la tornade et des caddies qui avancent tout seuls dans la rue de Fabelmans y font beaucoup penser), l’une de ses œuvres les plus alarmantes et dépressives. Il y a également des séquences enveloppées par une sourde souffrance et détresse, comme la danse de la mère autour du feu dont le regard est projeté vers celui qu’on ne pensait pas, la mort de la grand-mère sur laquelle est allongée Mitzi en train de pleurer et duquel Sammy ressent à la fois le dernier souffle d’un être et la mort symbolique de sa mère qui ne sera plus la même ou encore de nouveau le regard amer de la mère, porté par son mari et entouré par ses enfants euphoriques dans la nouvelle maison qu’ils n’habiteront jamais.

Spielberg scrute le secret des scènes fondatrices de sa vie et le drame muet embusqués dans celles-ci. C’est toujours par l’idée d’un nouveau regard que les scènes trouvent un double sens. Le montage évidemment qui révèle des choses que le garçon n’avait pas vues en filmant, mais surtout le super final dans lequel Sammy rencontre John Ford (un caméo génial de David Lynch). Dans cet épilogue, le légendaire cinéaste lui donne une leçon de cinéma en lui apprenant que filmer le haut et le bas de l’horizon est intéressant, mais que le milieu est sans intérêt. Spielberg imprime cette règle dans le dernier plan (mettant l’horizon au milieu) qui montre Sammy avançant joyeusement au milieu des studios. Le cinéaste fait un léger recadrage pour appliquer le conseil du mentor et faire voir au personnage un horizon et un ciel plus large donc un nouveau regard et des nouvelles perspectives sur le monde.

 

Comme je le soulignais au début de la critique, le film est une fable et non une reconstitution exacte de l’enfance de Spielberg. Ce dernier n’hésite pas à réarranger ou à fantasmer certains souvenirs afin de donner un point de vue différent qu’il pouvait avoir dans ses précédentes œuvres ou pour avoir le point de vue d'une scène qu'il n'a pas pu assister dans la réalité. Par exemple, il réalise une scène où Sammy fait voir à sa mère le montage de son film de vacance dans lequel il a eu la révélation qu’elle trompait son père. Pendant longtemps, il a tenu en responsabilité son père (et ce dernier aussi) pour avoir démantelé l’harmonie de la famille. The Fabelmans est une façon pour Spielberg de responsabiliser également sa mère, tout en la pardonnant et en lui rendant hommage. La scène en question est d’une rare sensibilité, car elle dit quelque chose sur l’enfance de Spielberg, sur son traumatisme et en même temps sur l’amour qu’il porte pour sa mère, car la scène devient une puissante séquence de réconciliation. Et c’est par le truchement du langage cinématographique que l’adolescent évoque toute sa peine qu’il gardait en lui après cette découverte. Car n’arrivant pas à dire (rappelons-le que Spielberg est dyslexique donc cela rajoute un sens profond à la scène sur l’incapacité à parler du garçon) ce qu’il ressent auprès de sa mère qui ne comprend pas son agissement à son égard, Sammy pour exprimer sa parole, dévoile et parle à travers son petit film.

 

Par le procédé du cinéma, l’auteur insiste sur le fait que Sammy peut renverser le regard de son entourage, donner encore une fois un autre sens et leur procurer un vertige. Un autre exemple vis-à-vis de ce geste est le film pour le bal de promo de son lycée (d’ailleurs toute cette partie lycéenne forme une sorte de teen-movie vintage très plaisant). Une fois entré au lycée, Sammy devient la tête de turc d’un groupe de petites frappes antisémites et en particulier celui du chef, le beau gosse athlétique et populaire du lycée. Un jour alors qu’à lieu les olympiades de sa promo sur une plage, Sammy se voit filmer toute cette journée pour en faire un film qu’il montrera au bal. Lorsque les images sont diffusées pendant l’événement, on voit toutes les manipulations qu’à produites le personnage pour donner un double sens. À travers son montage, il fait croire que des oiseaux défèquent sur des lycéens en train de bronzer, humilie un des bullys et surtout divinise le petit chef de la bande comme un aryen dans les films de propagande nazie de Leni Riefensthal. Il fait bien sûr cela pour se moquer de l’antisémitisme du bel homme, mais ce dernier se voit fortement troubler par son propre reflet procuré par les agencements de Sammy. Il craque face à Sammy en lui criant son mal-être à propos du poids de son image qu’il doit garder et porter constamment dans son lycée, cassant au passage l’archétype de la stupide brute. Cette scène démontre aussi à quel point un cinéaste a le pouvoir et la responsabilité sur ses images. Sammy utilise ce film comme une petite vengeance, et cela est appuyé par la scène précédente où il diffuse le film au bal, car il y a quelque chose de quasi démoniaque dans son regard, comme si nous étions dans le Carrie de Brian De Palma, mais version Spielberg. Toutes les inquiétudes à propos de son art se posent là, car le personnage se demande comment gérer ce pouvoir, dois-je en avoir peur ou dois-je l’apprécier ? C’est une magnifique question que se pose au moins une fois tout artiste dans son processus créationnel.

 

Pour rester sur l’idée du reflet, c’est souvent par cet élément (représenté par des miroirs qui servent de pont entre le point de vue réel et fantasmé) que Spielberg peut pénétrer d’une certaine façon dans les souvenirs troués de son enfance. La scène déchirante où les parents annoncent leur divorce en est le parfait exemple. Assistant à la débâcle entre les parents et ses enfants (les parents n’arrivant pas à faire comprendre leur choix face aux cris et aux larmes des jeunes sœurs), Sammy est en retrait et s’imagine en regardant dans le miroir de la maison, filmer avec sa caméra cet événement traumatique. De même que dans le petit film Super 8 imaginaire dans lequel sa famille découvre la nouvelle maison en Californie, la séquence montre le garçon se voyant dans le miroir avec la caméra en main. Le cinéma unit alors la passion et le traumatisme, la joie et la tristesse, la réalité et le fantasme, et l’harmonie et le divorce. The Fabelmans pointe à quel point ce divorce est fondateur, car il est inévitable pour Sammy que d’avoir filmé sa mère se lover avec l’ami de la famille, il se sente responsable du divorce de ses parents. Spielberg explique la nécessité qu’il le poursuit de comprendre ce divorce et comment il a influencé toute sa carrière. Cela en devient une métaphore comme le souligne l’explication de l’oncle haut en couleur de Sammy à propos du choix difficile de choisir entre son art et sa famille, ce déchirement continuel qu’il faut accepter. Et cette acceptation est mise en évidence, car The Fabelmans est une œuvre lumineuse, douce et drôle, mais qui ne néglige pas d’afficher la violence et la dureté (toujours feutrée et atténuée avec justesse) de l’enfance et l’adolescence du protagoniste.

 

L’œuvre est d’une grande délicatesse dans son travail plastique, les rayons de lumière et les jeux d’ombres rappellent sans cesse la lumière d’un projecteur (je pense à ce magnifique plan dans lequel l’enfant utilise ses mains pour faire un écran et projeter dessus son film) et rendent un hommage continuel au cinéma. Mais comme je l’ai décris, c’est une célébration contrastée du cinéma, car chez Spielberg, le cinéma peut être salvateur, mais aussi brûler les yeux (nombreux sont les plans où les lumières sont très intenses) et donc encore une fois nous éblouir ou nous traumatiser. Le cinéma, c’est au final l’émerveillement et la terreur en même temps, une exaltation et un choc brutal, un chaos à organiser, une énergie pour découvrir et être curieux des images, mais aussi les craindre, le fait de créer avec ce que l’on peut pour projeter sa vision du monde ou encore réinventer sa vie dans ses propres œuvres. Spielberg retourne dans les balbutiements de sa cinéphilie et regarde à la loupe son art pour reproduire l’innocence d’un regard à partir du point de vue d’un homme âgé, lui faisant jongler entre la candeur et l’amertume, l’enchantement et la noirceur, la force véridique et l’inquiétude manipulatrice des images puis l’ébranlement traumatique qu’elles peuvent procurer. Il exorcise son passé pour se mettre à nu, exprime le chagrin, la maturité et la rédemption que lui a procuré le septième art. Tout cela, c’est aussi pour rendre spectrales et vivantes les figures de ses souvenirs afin de ressusciter avec amour les fantômes du passé et pour pouvoir leur faire un dernier adieu.


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