Safdie Joshua et Benny
The Pleasure of Being Robbed (2008)
Premier long-métrage d’un des frères Safdie, The Pleasure of Being Robbed suit le vagabondage lo-fi et mélodieux d’Eléonore, une kleptomane insaisissable et en décalage avec l’environnement qui l’entoure. Le réalisateur a déjà le goût pour les contes urbains et saisit toute la beauté douce et mélancolique de New York. Il capture des instants volés avec ce 16mm à l'instar d'un Jonas Mekas, comme si tout était pris sur le vif et avec un pur naturel (la caméra portée, la déambulation jazzy, la distance documentaire… comme Cassavetes également). L’ambiance est en adéquation avec la fragilité du personnage qui derrière son aspect de fille rieuse et rêveuse cache une blessure indescriptible. On la sent peu stable et marginale, son obsession a fouillé et a volé les affaires des autres la rendent encore plus énigmatique. Pourtant sa curiosité au monde, sa façon hasardeuse d’avancer et sa facilité à aller vers les autres sans gêne font d’elle un protagoniste attachant qui répond au style de l’œuvre à la fois dérivant, dérobant, libre, immédiat et flottant.
Lenny & the Kids (2009)
Pour leur première collaboration, les frères Safdie s’attaquent à un récit aux allures autobiographique, celle d’un père divorcé qui doit garder ses deux garçons pendant deux semaines. Dans la même continuité que le film de Josh, le personnage principal est quelqu’un sortant de l’ordinaire et contenant une folie malicieuse, totalement candide. De même que l’héroïne du précédent, le père de famille évite un chemin linéaire pour pénétrer dans un chemin confus où ses prises de décisions se font sur un coup de tête. Son insouciance (qui parfois amène à de l’inconscience) du lendemain reste la même du début à la fin et se comporte plus comme un copain avec ses enfants que réellement un père. La mise en scène suit les mouvements agités et turbulents de l’enfance et le harassement qu’ils peuvent emmener. C’est avec cette œuvre que l’aspect bruyant, frénétique et urgent du cinéma safdien est palpable, ainsi que le stress et l’imprévisibilité de certaines situations loufoques où le cadre est très resserré. Et dans cette confusion s’invite une magie évasive et légère d’un quotidien anecdotique, des attendrissements fugitifs et complices remplis d’amour sans limite, mais qui cachent une peur profonde de perdre les siens.
Mad Love in New York (2015)
Mad Love in New York est un film de basculement pour les frères Safdie qui quittent le registre plus léger des précédents films pour aller vers une histoire d’amour empoisonnée sur fond d’addiction à la drogue. Chronique crue et désenchantée de la toxicomanie new-yorkaise, le parcours d’Harley (actrice jouant sa propre histoire) est déchaîné par son envie de défonce et de passion amoureuse. Les cinéastes instaurent un inconfort, par une mise en scène brute écrasant les perspectives qui capte le chaos de cette intense errance et la destruction quotidienne de ces survivants totalement dépravés. Le prosaïsme des situations est fort, mais les auteurs ajoutent à leur style des éléments lorgnant avec l’abstraction, comme les couleurs hallucinatoires, la B.O. électronique expérimentale et les incursions poétiques habituelles qui capturent la fragilité et les instants d’euphorie fugaces. Leur magie irréelle opère toujours, mais dorénavant dans une forme de tragédie urbaine, totalement en phase avec l’âpreté oppressante (parfois glauque) des événements. C’est pourquoi, on est face à un grand film confus et tourmenté qui saisit avec beauté les vertiges infernaux de la drogue, mais surtout de l’amour.
Uncut Gems (2019)
Thriller, comédie, drame, suspense… Où caser cette œuvre ? Tant elle donne des vertiges multiples de tension incroyable. De tension mais aussi d’esthétique, autour de cette opale mystique que Howard, ce diamantaire flambeur, va faire trimballer dans une œuvre urgente et épuisante mais aussi hypnotique et atmosphérique. Les Safdie nous font baigner dans un New York irrespirable, expérimentent un flux asphyxiant de dialogues et de mouvements et suspendent le temps dans un parfait joyau cinématographique.
Sangster Jimmy
Les Horreurs de Frankenstein (1970)
Pour cette énième adaptation de Frankenstein et de son monstre, le scénariste spécialisé de la Hammer Film Productions, passe à la réalisation en imprégnant l'univers de Shelley par un cynisme désinvolte. L'œuvre s'attarde plus sur le créateur que sur la créature, et son interprète (Ralph Bates) donne un aspect juvénilement amoral, à la fois manipulateur, provocateur et antipathique à son personnage, comme s'il était détaché de toute émotion ou de tout scrupule. Que ça soit dans la mise en scène, les dialogues, les raccords et la narration (un style dandy et british raffiné contenant des saillies sèches et méchamment savoureuse), l'humeur général du film est moqueur et parodique. Loin d'être incroyable, cette fable sadiquement cocasse se goûte plus comme un léger bonbon, elle s'amuse avec sa mythologie en la transgressant ironiquement (le docteur qui dissèque le dessin d'une femme en ouverture, le monstre qui meurt en se noyant à cause d'un geste involontaire d'une petite fille...) et avec un humour noir qui souligne malicieusement les clichés du genre.
Sautet Claude
Max et les ferrailleurs (1971)
Avec sa deuxième magnifique collaboration Piccoli-Schneider, Claude Sautet embrasse le genre du polar pour offrir une œuvre authentique sur l’obsession d’un flic à vouloir piéger un groupe de misérables à la conquête d’argent facile. Ce flic, c’est l’inspecteur Max, un homme frustré par une justice trop molle, seul et maussade, prêt à manipuler une prostituée pour construire un guet-apens sous forme de braquage et à attraper ce groupe de petit délinquant. Comme à l’accoutumée, le cinéaste fait vivre de façon spontanée son cadre, regarde avec fluidité et générosité ses sujets, créé une poésie du quotidien et de l’authenticité et s’approprie la vérité communautaire d’un milieu (ici un milieu marginal de précaire mécano-chiffonnier). Le contraste est fort entre la joie de vivre festif et fraternel du groupe et la solitude de Max, qui a pour seule compagnie la rayonnante et fragile Lily. Elle seule donne une part d’humanité au personnage, à l’image de son sacrifice final et donne une forme de complexité changeante dans les sentiments du duo. De ce fait, Sautet démontre toute la frénésie de la vie et comment un homme idéaliste ne peut en profiter à cause de sa soif inébranlable d’impartialité.
César et Rosalie (1972)
Avec César et Rosalie, Claude Sautet réalise l’histoire d’un triangle amoureux tendre et chaotique avec un parfait équilibre dans son ton. Romy Schneider, toujours radieuse, se voit partagée entre deux hommes, Montand en homme macho, confiant et entreprenant, de l’autre Frey en amour de jeunesse romantique, sensible et mystérieux. L’œuvre contient une fièvre changeante, à l’image des tonalités variées tout en rupture de ton. On passe de la joie à la gravité, de la sérénité à l’inquiétude, de l’amour à la violence, de la certitude à l’indécision, en un claquement de doigts. Le cinéaste part de la banalité du quotidien pour scruter toutes les caractéristiques de la passion amoureuse avec une fluidité d’une mobilité extraordinaire. En effet, le film est dans un mouvement constant, à l’instar de ses personnages hésitant entre dépendance, engagement et liberté. Le tout se fait dans une grande célérité, comme s’il était urgent de trouver l’autre avant de le perdre et pour prouver la sincérité de ses sentiments. L’auteur prouve à quel point la jalousie et le désir peuvent faire déraper notre nature humaine, mais toujours en gardant le cap d’une comédie sentimentale, à la fois chaleureuse et discrète.
Schaffner Franklin J.
La Planète des singes (1968)
Tout en gardant l’allégorie philosophique du roman, le film culte de Schaffner modifie certains traits du récit pour confronter l’Homme à la propre destruction qu’il a commise, que cela soit sa civilisation ou sa liberté. La Planète des singes s’inscrit aussi en plein dans sa décennie : la Guerre froide, la conquête spatiale ou encore la peur d’une catastrophe nucléaire, cela se ressent dans sa forme qui prend les couleurs d’un film d’aventure primitif, avec une tonalité réaliste et organique. L’œuvre mise sur la crédibilité de l’écosystème des singes, et sur la fascination immersive de la découverte, autant dans l’exploration des espaces démesurés de la zone interdite que dans la cité des singes. Avec un sens de la dilatation du temps et du dévoilement progressif, Schaffner sait rendre les révélations inquiétantes. Le film prend alors les contours d’un cauchemar éveillé où l’homme se voit traqué et remit au rang d’animal, voyant le thème de l’obscurantisme religieux contre la vérité scientifique brillamment abordé. L'auteur joint la fable réflexive (assez cruelle et pessimiste) et l’efficacité vigoureuse des péripéties pour donner l’impact et le sérieux d’un genre (avec "2001") longtemps mis au rang de série B.
Schrader Paul
Blue Collar (1978)
Pour son premier long-métrage, Schrader choisit comme contexte celui de Détroit et de ses usines exploitant sans vergogne ses ouvriers. Lassé et fatigué de gagner une misère, trois d’entre eux volent le coffre du syndicat et ne gagne qu’un butin misérable, les poussant vers des conséquences terribles. Le cinéaste critique un système corrompu et dénonce avec netteté le harcèlement que les personnages subissent. Leur conviction et leur engagement sont rapidement ébranlés par l’oppression sociale des patrons et des syndicats qui sont censés les protéger. De façon surprenante, le réalisateur ne manque pas d’humour et de légèreté, mais il détient déjà son pessimisme et son amertume pour une société gangrénée ainsi que sa façon d’explorer les failles et les faiblesses humaines dans une tendance proche du thriller paranoïaque. Il tire vers une morale où les amitiés se brisent à cause de l’individualisme de chacun, d’une lutte des classes manipulée et d’une discrimination ethnique que les hautes têtes maintiennent pour mieux aliéner.
Mishima : une vie en quatre chapitres (1985)
L’écrivain Yukio Mishima est le personnage parfait pour le cinéma de Schrader qui a toujours aimé les personnalités controversées et complexes. Mishima est l’incarnation même de l’ambivalence : nationaliste, nostalgique du Japon impérial, bisexuel et particulièrement fasciné par le culte du corps et de l’esprit. Toujours à la recherche constante de la pureté, il mit fin à ses jours en se faisant hara-kiri après avoir échoué à faire une tentative de soulèvement militaire. Le cinéaste américain déchiffre la vie de Mishima et comment il en est arrivé à cet acte final, à travers un récit en trois approches différentes. La première en présentant la vie du romancier dans un noir et blanc purifié proche d'Ozu, la deuxième dans une esthétique ultrastylisée avoisinant l’estampe picturale et théâtrale, qui adapte des extraits de trois romans de Mishima et la dernière en reconstituant de façon réaliste la dernière journée de l’homme. Le film est un sublime portrait qui restitue intimement la nature paradoxale de l’artiste dans un style qui mélange les formes, les temporalités et la symphonie déterminante de Philip Glass, pour davantage multiplier les obsessions métaphysiques d’une figure terriblement poétique.
The Card Counter (2021)
Avec son visage froid et son caractère stoïque, Oscar Isaac incarne un ancien militaire impliqué dans le scandale d'Abou Ghraib (une prison infernale, tortueuse et violente), devenu un expert au jeu de cartes qui tourne dans les casinos et les motels du pays, comme un fantôme, sans jamais laisser de trace. Sa vie n'est qu'un enchaînement de manches gagnés au poker ou blackjack et de verres engloutis dans des lieux vidés de toute substance. Mais sa rencontre, tiraillée entre la rédemption et ses démons (une femme attentionnée et un jeune homme vengeur) chamboule le quotidien bien réglé et discipliné de cet homme sur la voie d'une retraite spirituelle (sa culpabilité et ses souvenirs hantés qu'il écrit sur papier dans ses chambres tel un moine). Schrader déploie un magnétisme volontairement dévitalisé de toute passion et une élégance dépressive et glaciale pour filmer un paradis artificiel, celui d'une Amérique à la noirceur cauchemardesque, devenu synthétique pour le personnage. L'auteur nous fait croire qu'il y a un espoir dans ces ténèbres ensanglantées, laisse présager une expiation finale à la lumière scintillante mais malheureusement factice et impossible de toucher du doigt.
Scorsese Martin
Mean Streets (1973)
Le vrai premier coup de poker d’un Scorsese qui explore les méandres existentiels d’un petit gangster tiraillé entre la religion et la mafia mais aussi bousculé dans son choix de franchir un amour interdit et de protéger son ami-voyou ayant un sacré grain dans la cervelle. Le récit circulaire du film adjoint une volonté d’être dans un prompt réalisme cassavetiens faisant décliner les recoins sordides des bars et rues new-yorkais et enchaîne des scènes sans rapport entre elles pour mieux développer le quotidien de ces petites frappes. Le cinéaste étoffe un peu plus sa mise en scène par sa manière d’allonger les scènes de face à face aux accents ritals, réalise de somptueux ralentis et instaure un rythme musical tout en urgence. Charlie incarne le personnage-type du cinéaste, celui dans la rédemption et voulant laver ses péchés mais ces allers dans l’Église ne suffisent pas ainsi que sa bienveillance envers Johnny-boy, condamné d’avance à se faire éliminer dans cet élan de violence absurde. Toutes les inquiétudes et la fièvre scorsesienne sont présentes et c’est bien lui qui aura le dernier mot, en incarnant le tueur à gages qui tire sur les deux compères de cette histoire anarchique.
Taxi Driver (1976)
Taxi Driver est scindé par deux esprits, celui de Paul Schrader qui fut à l’écriture et celui de Scorsese, le cinéaste. Un film schizophrène donc, à l’image de son personnage, Travis Bickle. Un illuminé sociopathe rongé par la solitude, traumatisé par le Vietnam et minable chauffeur de taxi, qui part en croisade rédemptrice en errant sans but précis et clair dans un New York dont il voit seulement les vices, la corruption, la misère et la pourriture. Le spectateur voit à travers les yeux malades de l’homme, on dérive avec lui en suivant ses fantasmes et sa fièvre délirante, à la façon d’un protagoniste de Dostoïevski. En épousant son état d’esprit contradictoire, l’auteur filme un être qui se dédouble, devient tour à tour un criminel puis un héros et dont la quête de pureté est celle d’un surplace. De ce fait, l’œuvre tourne volontairement en rond, le fil narratif est constamment heurté par des accrocs et la violence s’accumule sans aucune motivation. Elle est seulement le fruit d’une dépense pulsionnelle d’un sujet n’ayant plus de repère et de perception du réel. Finalement, c’est une œuvre de collisions qui suit l'aliénation chaotique d’un obsédé à devenir un homme ordinaire et faisant le constat d’un monde dans lequel il n’a pas sa place.
Raging Bull (1980)
En pleine descente en enfer, Scorsese réalise Raging Bull, une œuvre où la quête physique et spirituelle devient un chemin de croix rédempteur. Il impose une grâce incandescente dans un film qui utilise la boxe comme une parabole viscérale sur l’autodestruction. En effet, Jake Lamotta, pêcheur à l’âme fêlée et en guerre avec lui-même, humiliant puis humilié, fait de contradictions et d’égocentrisme, explose tout avec ses poings sur le ring, mais aussi ne peut s’empêcher de détruire son entourage à cause de sa paranoïa et de son extrême jalousie. Utilisant un style à la fois néoréaliste et opératique, expressionniste et symbolique, subjectif et limpide, déformant et direct, l’auteur veut saisir à la fois la beauté et la médiocrité de son sujet. Ce dernier transforme les combats en chorégraphie élégante et aérienne, en ballet onirique devenant une boucherie sanglante et un exutoire pulsionnel à la violence brève, car le ring est un espace carcéral dans lequel Lamotta est à la fois sublime et une bête de foire. C’est ce que montre ce noir et blanc contrasté qui appuie sur le tragique de l’œuvre ainsi que cette addiction de l’homme à se diriger vers la lumière, catalyseur d’une gloire damnée et ensuite d’un pardon divin.
After Hours (1985)
Dans After Hours, Scorsese orchestre habilement le cauchemar d’un homme perdu dans les rues de New York après avoir rencontré par hasard une femme séduisante. Paul, un informaticien lambda, devient le martyr d’un destin qui se retourne sans cesse contre lui. Il est avalé dans un tourbillon d’adrénaline et sprint sans cesse pour pouvoir réussir à rentrer chez lui. Le cinéaste, en bon marionnettiste matérialise une ambiance nocturne, le Mr Hyde d’un Soho totalement extravagant sous l’emprise de sadomasochistes, de suicidaires, de marginaux ou encore de voleurs. L’urbanité new-yorkaise se transforme en une ville insomniaque et aliéné, constitué par des appartements lugubres, des bars esseulés, un métro pourri, une boîte punk qui devient une expo’ d’art conceptuel et des rues ténébreuses. Lorsque Paul pense avoir trouvé une solution, il se retrouve désappointé face à des personnages délirants pour mieux accumuler les galères. Sans arrêt persécuté par une injustice, le personnage est inondé par la paranoïa, le fantasme et le traumatisme. Épuisé dans la spirale comique scorsesienne, il devient la statue métaphorique et angoissée du citadin moyen face à l’absurdité du monde.
Casino (1995)
Sous l’esthétique scorsesienne, Las Vegas est un monde clinquant où les lumières hypnotiques clignotent sans relâche, une ville-paillette faisant couler à flots l’argent et l’ivresse mais très rapidement la cité de tous les possibles devient un cauchemar infernal, totalement illusoire et corrompue. L’auteur propose alors une fresque flamboyante en se concentrant sur Sam, un bookmaker transformé en dirigeant d’un immense casino. Le film s’étend dans les seventies avec ses costumes multicolores et son jukebox rock’n’roll, il est conduit par une mise en scène virtuose qui foisonne de plans-séquences labyrinthiques et fluides dans un même continuum pour mieux exposer toute la complexité de la circulation obscure des casinos. Le montage et la voix-off embrassent avec fureur toute cette folie de la réussite et de l’ambition, des connexions violentes et sordides avec la mafia et du rise-and-fall de ses personnages. De Niro-Stone-Pecsi, ce magique trio tragique, révèlent les dérives matérielles et sentimentaux d’une société capitaliste où le pouvoir et la trahison prennent le pas sur l’amitié et l’amour. Ils témoignent de la brutalité et des tourments d’une vie où l’argent ne fait clairement pas le bonheur.
Gangs of New York (2002)
Immersion totale dans le New York de la deuxième moitié du XIXème siècle, il était nécessaire pour Scorsese de conclure ce projet de longue date en revenant sur les origines de la ville qu’il a tant filmée. Le cinéaste réalise une fresque épique sur fond de quête vengeresse, trace les racines de la violence d’une civilisation ensanglantée par une guerre intérieure et convoque un pan historique essentiel construit par l’immigration. C’est pourquoi, l’auteur lie continuellement l’individu au collectif, filme les nombreuses ethnies d’une future citée cosmopolite et tend vers cet éternelle question : qu’est-ce qu’être Américain ? Le cinéaste enlace politique et religion, expose toute la barbarie des combats, la corruption et la manipulation mouvementée de cette mégalopole ainsi que la chaire des corps et les grands spectacles de cabarets. C’est un spectacle étourdissant qui offre un duel homérique entre Amsterdam et Bill le Boucher, interprété par un DiCaprio et surtout un Day-Lewis puant le charisme. Malgré l’ouverture ratée et la fin déséquilibrée, Gangs of New York est une œuvre puissante sur le visage d’un New York crucifié d’avance.
Les Infiltrés (2006)
Scorsese s’accapare une production hongkongaise pour réaliser un polar à la virtuosité implacable. Il enclenche un engrenage fatal et une mécanique de destruction en chaîne en faisant rentrer en collision deux corps destinés à s’entrechoquer. Ces deux corps sont celui de Billy, un agent infiltré dans la mafia irlandaise, et Colin, un infiltré de la mafia qui s’immisce dans la police de Boston. Le film met en évidence l’idée d’un va-et-vient entre les deux corps se trouvant au sein de deux groupes contraires et qui aboutira à une confrontation inéluctable. Ainsi, le cinéaste inverse les repères moraux et maintient un jeu de dupes, de confusion identitaire, de simulacre, de manipulation et de trahison dans un rythme conquérant, rigoureusement rapide et au style à l’épure nerveuse. L’auteur pointe du doigt la fragilité des hommes et l’inexistence de loyauté, même dans les institutions censées être incorruptibles. Ce monde de rongeurs paranoïaques est imprégné par une technologie constante, les écrans ont un rôle essentiel, car le pouvoir (sujet central dans l’œuvre) passe par la maîtrise de l’information. On y retrouve enfin une forme de comédie noire dont la fatalité shakespearienne passe par un Jack Nicholson en grande forme machiavélique.
Killers of the Flower Moon (2023)
Scorsese impose une fresque tragique d’une densité écrasante et d'une extrême rigueur dans laquelle il filme le sort des Osages qui, dans les années 20 s’est vu mourir progressivement à cause de l'exploitation de leur or noir par les Américains. C’est un récit fleuve désenchanté et implacable qui traite des rouages empoisonnés de la convoitise. Un rouage créé par une mafia cachée exterminant de manière fourbe la communauté indienne. Jonglant entre le western et le polar, le cinéaste déjoue les codes afin de s’attacher à montrer un capitalisme vampirique et infernal naissant, dans un film à l’atmosphère lancinante, funèbre et crépusculaire. Ce mélange de lenteur mortifère et de drame shakespearien contient une violence glaciale anti-spectaculaire et d’une puissance sourde. On retrouve en sous-terrain une variation des Affranchis, notamment par le biais d’un De Niro en prophète faussement empathique, sournoisement terrifiant et pensant avoir le droit de vie et de mort. Quant à DiCaprio il est un idiot manipulable et un naïf ambigu qui vit dans le déni, mais aime malgré tout sa femme représentant une figure de madone sacrificielle pour tout un peuple oublié et dont Scorsese conte le récit pour exhumer la vérité d’une Amérique en perpétuelle autodestruction.
Scott Ridley
Blade Runner (1982)
Premier plan, premier éclat visuel, vu d’un œil rempli par la splendeur chaotique, aérienne et fumeuse d’un Los Angeles cyberpunk. Deckard, détective issu de l’imaginaire du film noir doit chasser des Replicants, des androïdes plus forts que leurs créateurs et qui se rebellent contre leur condition d’esclave. Somptueuse vision obscure, éclairée par les néons, les phares des voitures volantes ou encore les faisceaux de lumières artificielles des énormes publicités, tous les éléments de Blade Runner visent à l’hypnose et la contemplation. Les rues aux parfums tokyoïtes et l’architecture monumentale dorée au goût égyptien donnent des vertiges sensoriels dans cette urbanisation étouffante, pluvieuse et folklorique. La sublime B.O. de Vangelis n’est pas étrangère à toute cette beauté visionnaire et colle parfaitement aux thèmes métaphysiques et théologiques de l’œuvre comme le cogito ergo sum, l’ambiguïté entre l’humain et la machine, la perfection divine du Replicant ou encore le désir pour un être non-humain. Le film est un engouffrement futuriste dans la nature humaine et animale ainsi qu’une méditation mélancolique et mythologique qui ne laisse pas indemne.
Mensonges d'État (2008)
Ridley Scott ne réinvente pas le thriller d’espionnage mais il a le mérite de réaliser une œuvre carrée sur un conflit complexe au sein du Moyen-Orient. Le cinéaste ne s’embourbe pas dans des explications fastidieuses et garde un cadre rigide sur son sujet, celui d’un espion de la CIA qui doit traquer un terroriste en Jordanie, aidé par son mentor qui le téléguide depuis Washington. Le cinéaste vise une approche mouvementée et réaliste de cette guerre géostratégique qui s’imbrique dans des connexions et des flux d’informations qui comme le titre l’indique est fait de mensonges mais aussi de manipulations, d’apparences, de jeux d’influences et de fausse fidélité. L’homme de terrain campé par DiCaprio n’est que le pion d’un État contrôlé par des agents qui décide des ordres à des milliers de kilomètres et avec une simple oreillette comme Russel Crowe qui incarne ce personnage ambivalent et méprisable. Le réalisateur reste peut-être un peu trop modéré et léger dans sa proposition mais il gère convenablement la quête d’un homme sans cesse sur le qui-vive et qui va apprendre à devenir emphatique avec une certaine région du monde, harcelé par l'interventionnisme américain, dans un parcours égratignant.
Le Dernier Duel (2021)
Sur le principe du dernier duel judiciaire, en 1386, Scott propose un récit en trois points de vue différents sur les mêmes événements, à la manière d'un Rashōmon. Le sujet du film pourrait être celui de la vérité (Où se cache-t-elle ? Qui a raison ? Qui ment ?) mais la troisième partie présente que la vérité de la victime est la vraie. Ce choix surligne le thème du film : l’orgueil masculin et comment l'existence de cette femme se cogne à l'existence des hommes. L’auteur fait le choix de désamorcer l’ambiguïté de ce type de narration, mais garde la complexité de ses sujets dans un duel final tendu, à la brutalité sanglante et d’une féroce noirceur. C'est une charge anti-romantique et une vision âpre du monde féodal, quadrillée par des alliances, des administrations, des allégeances et des contrats. Une charge aussi contre les hommes-bourreaux convaincus de leur vérité et par leur point de vue, qui tentent vainement de garder une position dominante à travers une lutte de domination, de possession, d'influence, d'honneur, de classe et de jalousie. On pourrait pointer le côté passe-partout de la reconstitution, puis une esthétique trop similaire entre les parties donc trop redondante, mais le film reste rigoureusement efficace et réflexif.
House of Gucci (2021)
En partant de l’assassinat de Maurizio Gucci, Scott offre un portrait historique approfondi sur la femme de l'homme, la marionnettiste tirant dans l’ombre les ficelles. Le film prend des airs d'une tragédie dynastique et d’une fresque opératique en exposant des personnages ambigus, à l'image de Patrizia qui jongle entre cupidité, soif de respect et de pouvoir, et amour pour Maurizio. Il se veut une œuvre tragi-comique sur la décadence d’un univers bling-bling, sophistiqué et classieux, qui derrière ce luxe apparent cache un monde grotesque, vénal et obnubilé par la trahison. Le réalisateur filme de l'intérieur un système d’une noble généalogie en déliquescence, un système dont la famille s’entredévore et se vampirise, pour chuter inévitablement comme celui de l’Empire Romain. Mais contrairement au Parrain, l’auteur et sa misanthropie habituelle ajoutent une couche de farce bouffonne et cynique critiquant l’escroquerie que peut être l’art. L’art, pour Scott, est dirigé par des vieillards faussement prestigieux, attendant la mort et prêt à tous les compromis pour avoir du profit. Ils sont des êtres supérieurs au bord du crépuscule, remplacés dans un cycle infini de Dieux déchus et dont le destin faillible les remplace en boucle.
Napoléon (2023)
Avec son Napoléon, le cinéaste se demande : que reste-t-il de ce dernier si on lui enlève sa dimension légendaire, son destin épique et sa gloire nationale ? Il ne resterait rien, uniquement les innombrables morts dont il est le responsable ainsi qu'un mythe déchu décédé sans panache et aussi fragile que le regard porté à une momie oubliée par l’Histoire. Le portrait fait par Scott est celui d’un homme à la fois charismatique, détaché, froid, grotesque, immature et amoureux transi. Scott veut évidemment démythifier le personnage avec une tonalité parfois burlesque et ironiquement comique puis montrer les zones d’ombres de la légende tout en enlevant sa substance symbolique pour en faire une œuvre épique en trompe-l’œil. C’est dans sa relation avec Joséphine que l’Empereur, mari jaloux et fébrile, dévoile sa nature violente et ses angoisses œdipiennes, comme si c’était sa relation avec elle qui l’aurait poussé à conquérir le monde. Cette idée de déconstruction n’est présente qu’un temps, car le récit est troué par de trop nombreuses ellipses et par la tendance de l’auteur à retomber dans la fresque historique classique avec ses tableaux spectaculaires et fastueux, mais académiquement dévitalisés.
Scott Tony
Le Flic de Beverly Hills 2 (1987)
Le deuxième volet du Flic de Beverly Hills apporte le panache qui manquait en termes d’action dans le précédent film. On le doit au style dynamique et explosif de Tony Scott qui stylise mieux que son prédécesseur et réussit à donner un coup d’éclat esthétique grâce à son Scope luxueux, donnant du relief à la ville pour l'iconiser et en dégager son charme frimeur et rutilant. Le scénario n’est toujours pas folichon, mais ce groupe de braqueur permet de créer des scènes intensément découpées et pleines de clarté lors des braquages et donc de multiplier la férocité nerveuse du rythme. Ce qui donne un attachement particulier à cette suite, c’est le trio buddy-movesque qui s’affirme entre Foley, Billy et Taggart. Par-contre, l’humour laisse à désirer, beaucoup plus beauf et en dessous de la ceinture, l’œuvre est plus balourde et moins fine, même si Eddie Murphy réussit à garder sa verve et son sarcasme légendaire. Malgré cela, la dérision est au rendez-vous et le cinéaste s’en amuse, comme le fait de tourner en caricature Billy pour lui donner le rôle d’un Rambo bis accroc aux armes. Tempo plus spectaculaire et mouvementé donc, tout en gardant les ingrédients du premier, le moment reste agréablement sympa.
Jours de tonnerre (1990)
Souvent considéré comme le Top Gun version NASCAR, "Jours de tonnerre" tient ses promesses du film d’action hyper intense de course automobile. C’est aussi une œuvre méta dans laquelle Tom Cruise met son aura en avant où mêle son ego trip de rebelle ayant soif de succès, du séducteur propre sur lui et du casse-cou qui se met en danger comme dans le précédent film. Pourtant, ce cru de 1990 est meilleur, car le rythme est beaucoup mieux abouti. Tony Scott excelle dans la nervosité de son découpage ainsi que dans la clarté de l’action. De plus, même si le récit à tout du produit cliché Bruckheimer/Simpson, le film tisse des liens plus solides et moins vides entre les différents archétypes relationnels. Et derrière le côté flashy, les couleurs flamboyantes des véhicules et les contre-jours polychromes, l’œuvre fait ressentir toute la saleté fumante des traces de pneus sur le bitume, les visages encrassés par les moteurs vrombissants, l’énergie puissante de la vitesse et l’urgence efficace des courses. C’est à l’image de la tête brûlée qu’est Cole Trickel, un personnage volontairement insupportable, mais magnétique, vivant à 300 à l’heure comme si sa vie en dépendait.
Ennemi d'État (1998)
Ennemi d’État donne à voir une vision (en avance) sur l’obsession sécuritaire ayant grossi après les attentats du 11 septembre à travers la technologie informatique moderne et l’omniprésence de la télésurveillance. Comme dans l’air du temps, Tony Scott utilise un style (le sien) très acéré et hystérique en illustrant la saturation des informations dans la fuite très hitchcockienne du personnage. Détenant, sans le vouloir, des informations compromettantes sur un assassinat politique, l’avocat joué par Will Smith tombe dans une traque étouffante dont il ne connaît pas la cause. Le cinéaste l’exploite dans un décor urbain en perpétuelle dynamique et avec un mouvement continu comme un coup d’électrochoc, à l’image du vertige que donne la puissance infinie des données numériques qui s’entrecroisent. Le thriller transporte grâce à l’efficacité asphyxiante de l’action, mais aussi par son dialogue avec Conversation secrète dont la présence d’Hackman en ancien professionnel du milieu devenu un hacker isolé parano, fait forcément lien. Ce choix permet de voir que l’État américain a toujours violé une certaine liberté envers ses citoyens et l’auteur montre que celle-ci n’est toujours pas acquise, même quarante ans après.
Spy Game (2001)
Dommage que ce film à l’approche ambitieuse déroule son récit dans une multitude de flashback cassant ce faux rythme qu’essaie d’instaurer Scott. Appuyé sur des effets de montage grotesque, une composition musicale pesante ou encore une réalisation maîtrisée mais beaucoup trop bourrine, le cinéaste essaie de cacher la pauvreté du scénario. Il s’émane alors de l’ennui malgré ce duo charismatique (Brad Pitt/Robert Redford) à la relation ambiguë entre amitié et rivalité. Certes le film amène le spectateur sur le chemin de faits historiques et géopolitiques variés (Guerre du Vietnam, l’Allemagne de l’Est sous la guerre froide ou encore la guerre civile Libanaise) mais ces séquences - qui ne montrent que finalement comment les hommes se sont rencontrés et pourquoi ils se sont brouillés ensuite - ne sont là que pour combler le vide des scènes au présent. Car en effet Redford essaie de sauver son élève (emprisonné dans une prison chinoise obscure) dans les bureaux de la CIA et finalement, le personnage va très vite résoudre l’affaire dans la nuit qui s’ensuit après sa journée d’interrogation. Spy Game est donc un thriller d’espionnage peu convaincant, fébrile et peu harmonieux.
Serra Albert
Pacifiction - Tourments sur les îles (2022)
Serra propose une histoire très flou sur un Haut-commissaire englouti à Tahiti dans une spirale politique, à cause d’une rumeur voulant que de nouveaux essais nucléaires seraient en cours. Une espèce de torpeur paranoïaque s’insert au fur et à mesure que ce récit nébuleux avance. Sous la quiétude apaisante de Tahiti, se dissimule donc une inquiétude complotiste. Le personnage de Magimel incarne cela, errant dans des longues discussions difficiles à définir au sein des boîtes de nuit, des bars et des hôtels de l’île. L’homme paraît intéressé par tout avec ses grands airs de politesse et de séducteur, mais son apparat colonialiste dissimule une ambiguïté mystérieuse, tel un reptilien. Le film est construit par des situations chronologiques de plus en plus flottantes et imprécises dans ses enjeux. Notamment dans la dernière partie qui nous laisse dans une dérive atmosphérique et dans un état de rêverie obscur. L’œuvre nous absorbe par sa perdition mentale ainsi que ses images langoureusement sensuelles et crépusculaires. Enfin, le cadre paradisiaque recouvre une société qui scrute et surveille, comme la caméra captant la douceur chaotique et rendant visible la partie secrète et immergée d’un monde inconnu.
Serebrennikov Kirill
La Fièvre de Petrov (2020)
La Fièvre de Petrov est un voyage halluciné dans la peau d'un homme malade et dont la fièvre l'emporte dans une très longue nuit. Le cinéaste nous fait passer par toutes les étapes de cette fièvre montante et retranscrit les effets cauchemardesques de son épuisante expérience. Sa traversée est celle d’une errance acide et volcanique dans une société russe malade. L’auteur donne ses idées à travers un déchirement magmatique d'images apocalyptiques, une coexistence de différents niveaux de réalités et d’époques entremêlées et des déplacements qui glissent de façon indistincte entre l'ordinaire et l'étrangeté surnaturelle. Les repères font perdre le personnage d'un espace à un autre dans une grande spirale infernale. Le réel est déformé par ce cerveau asphyxié et la polymorphie de l'espace-temps démontre les conséquences de cet état. Enfin, le style se rapproche de la BD et le rapport de la création de cet artiste malade s'entrelace avec l'esthétique délirante du film. Ce tout représente les abysses de l'inspiration, le monde fictif et la rage créationnelle de l'homme. L'œuvre peut être lassante, mais l'expérience reste intense comme une cuite qui nous retournerait le cerveau.
La Femme de Tchaïkovski (2022)
Serebrennikov calme son tempérament très énergique pour offrir un biopic funèbre sur l’itinérance d’une femme dans l’ombre d’un des plus grands compositeurs de tous les temps. Malgré cette tonalité plus apaisée et sobre, le cinéaste offre une spirale infernale sur une femme bafouée par un homme l’ayant épousé pour taire des rumeurs sur son homosexualité latente et pour protéger son génie. Avec la dynamique et l’aisance de ses plans-séquences, il scrute avec précision la progression cruelle de cette femme qui tombe dans un piège dévastateur. Le style capture le pourrissement progressif du réel enfermant la femme et en effet les espaces sont souvent très clos et exigus. Ils font ressentir la dégradation nauséeuse du personnage qui tente de lutter contre une dépendance se transformant en folie absurde. Le film se révèle aussi par son basculement entre un retrait distancié et une implication très collée au sujet puis une réalité vaporeuse et des rêves tourmentés par les spectres d’un bonheur fantasmé. Avec un déni et une obsession sans fin, la protagoniste tombe alors dans une danse cauchemardesque, sa démence devient le chemin de croix d’une consentante à un amour hanté et impossible.
Sheridan Jim
The Boxer (1997)
Dans les décors violents et délabrés de Belfast, Jim Sheridan raconte l'histoire d'un boxeur sortant de 14 années de prison pour un attentat qu'il n'a pas commis. Plus qu'un simple film sur la boxe, le gymnase que déterre l'homme devient un acte politique pour unifier catholique et protestant, afin de s'opposer à ce terrible conflit idéologique qui déchire le pays, mais surtout pour racheter son passé et sa dignité auprès d'une femme qu'il a aimée silencieusement. Maggie, femme de prisonnier, est elle-même prisonnière de la surveillance inquisitrice de la hiérarchie masculine. L'œuvre porte avec coup cette surveillance constante (le motif omniprésent de l'hélicoptère qui scrute depuis le ciel) mais aussi la terreur pesant dans le cœur de ce district à la figure d'un no man's land marqué par les attentats. La boxe devient l'élément spirituel pour affronter la peur contre le sectarisme et l'allégeance de l'IRA, mais la spontanéité fluide et sensible de la mise en scène ainsi que la psychologie creusée des personnages, permet de nuancer ce portrait social. La trajectoire rédemptrice de ce boxeur s'immerge dans un parcours courageux et physique, tout en se déployant dans un beau drame aux sentiments contenus.
Sidi-Boumediène Amin
Abou Leila (2020)
Dans un anti-road-trip au sein du désert algérien et de ses bleds, deux hommes tentent de trouver un terroriste plus ou moins légendaire. Le pitch est simple mais la progression narrative vise l’attente et déploie dans le récit les indices permettant de comprendre qui sont ces deux personnes et pourquoi ils font ça. Le film ne cherche pas l’explication facile, procurant ainsi un cachet mystérieux galvanisé par les paysages arides et montagneux de l’Algérie, et un trip sonore rock-psychédélique. Déroutant, le cinéaste fait vivre un cauchemar éveillé sur les peurs et pulsions d’un homme fragilisé et traumatisé par un contexte d'un pays où le sang a beaucoup coulé. La réalisation furtive et maniaque, souvent en plan-séquence et steady-cam incorpore une dimension horrifique comme le suggèrent les meurtres perpétrés par S. Ce dernier et Lofti sont totalement complémentaires entre amitié et haine, et offrent une perspective psychanalytique sur la vision d’une Algérie encore perturbée par son passé. L'omniprésence du désert devient un élément spirituel où se mêle rêve et réalité mais aussi affrontement symbolique sur l'épidémie de violence qui s'octroie en nous-même.
Siegel Don
L'Invasion des profanateur de sépultures (1956)
Ce film fait partie de ce mouvement des série B de S-F qui empreinte énormément à son contexte politique : la Guerre Froide et la peur de l'autre. Mais Siegel, montre un envahissement plus invisible, car c'est l'ambiance paranoïaque et une altérité contagieuse prenant la place des humains pendant le sommeil, qui angoissent cette petite ville tranquille. Pas de militaire pour faire la guerre ou de scientifique pour expliquer ce cas, c'est un médecin qui résiste contre ce problème avec ses modestes moyens. L'auteur resserre sa mise en scène pour donner davantage le sentiment d'oppression et d'inquiétude face à cette déshumanisation silencieuse, mais l'élargit également pour filmer la froide organisation (comme industrielle, voire capitaliste) de cette entité cosmique. L'entité est difficilement identifiable, elle est même familiale et les transformations se font hors champ. Tout tient par l'élégance et la sobriété, inspiré du film noir, du style qui fait tenir dans le temps cette œuvre dont l'interprétation dépasse le cadre de la peur communiste. Car celle-ci peut être tout autant philosophique : l'indifférenciation de la masse en effaçant les émotions, l'interdiction du libre-arbitre, mais surtout la peur de perdre son prochain.
L'Inspecteur Harry (1971)
Avec un Clint Eastwood brutal et désespérément seul, le cinéaste explore tous les angles de San Francisco en captant le pouls des années 70 dans un réalisme d'une franche modernité. Avec son mauvais caractère et son intransigeance, le flic déambule et traque avec frénésie pour attraper un psychopathe excité par le meurtre. Face à une justice trop réglementée et passive, il n'hésite pas à franchir les limites pour parvenir à sa propre conception du Bien et du Mal. Par son regard, le spectateur voit une ville en apparence funky, mais elle est profondément sale et dangereuse. L'auteur insiste sur l'environnement et les espaces publics où se déroule cette chasse à l'homme urbaine, pour exposer une société malade et mélancolique. Dans un contexte violent, "L'Inspecteur Harry" peut donner un sentiment d'exutoire, néanmoins le style de ce polar musclé permet de renverser cette tendance en se désolidarisant des actes du personnage, tout en le graciant par des points de vue divins (l'ambiguïté de l'auto-justice). Siegel prend des distances avec son sujet mais ne veut pas le condamner, d'où la tristesse se dégageant du saint profane, amer et écœuré par un système qui lui exorcise sa violence purgative.
Tuez Charley Varrick ! (1973)
Après avoir empoché, sans le vouloir, le butin d’une mafia pendant un braquage en pleine cambrousse du Nouveau-Mexique, Charley Varrick tente par sa ruse et son sang-froid de fuir la police et la mafia. Siegel oblige, tous les codes du film noir sont maîtrisés avec perfection, mais il en fait un savoureux mélange avec le thriller paranoïaque et un humour noir acéré. Effectivement, son protagoniste à l’apparence ordinaire, qui ne paye pas de mine et à la nonchalance tranquille (l’antipode d’Eastwood) cache un fin stratège qui déjoue tous les pièges mis sur son chemin sinueux. Dans ce film, tout est affaire de façade, de faux-semblant et d’hypocrisie, car Varrick ne peut faire confiance à personne et avance silencieusement, d’où son aspect de bluffeur ambigu et sans idéal. Pour ce faire, Siegel utilise un style rugueux et rapide, avec une mécanique précise et tendue qui offre de nombreux rebondissements et oppose la brutalité épaisse et vicieuse du système contre l’intelligence astucieuse du personnage, seul contre tous. L'auteur y projette un reflet de lui-même dans cet homme débrouillard et voulant rester indépendant des normes sociales, notamment face aux grandes institutions perverties.
Singer Bryan
X-Men (2000)
X-Men, premier du nom, est un blockbuster plutôt éthéré et agréable à voir même s’il ne déborde pas plus de de son cadre de prédilection. Il emmène avec lui des thématiques faisant l’essence de cette franchise bien connue du grand public : lutte contre le racisme et l’intolérance ainsi que combat pour les droits civiques. Pour parfaire à cette équation, deux camps et deux idéaux s’opposent : d’un côté l’école du Professeur Xavier qui se bat pacifiquement et accueille ses mutants pour leur apprendre à discipliner leur pouvoir et s’intégrer dans une société afin de cohabiter avec l’Homme, de l’autre Magnéto, survivant de la Shoah est plus drastique : faire la Révolution pour tuer l’humanité car elle est discriminatoire avec sa race. La rivalité entre les deux leaders est appréciable pour son ambiguïté ainsi que l’introduction de certains héros qui sont la marque de fabrique de la franchise même si le tout reste léger. Réalisation limpide et soignée, tout en étant efficace dans ses scènes actions, Singer affectionne un goût pour une direction artistique épurée mais aussi symbolique : les couleurs cliniques de l’École à la Statue de la Liberté iconisent ce X-Men millénaire qui manque hélas, un peu de tonicité et de tissu.
X-Men 2 (2003)
Singer développe logiquement la suite du premier volet en incorporant plus de péripéties, de personnages et d’enjeux dramatiques. Cet opus est plus appréciable que le précédent pour la simple et bonne raison qu’il établit un récit plus fort et plus ample dans ses intentions. Dès l’introduction, l’auteur offre une séquence d’anthologie où Nightcrawler, un mutant balaye toute la Maison-Blanche à coup de téléportation laissant une trainée noire voluptueuse derrière lui. La séquence nocturne où l’école est attaquée, l’évasion de Magnéto ou le final entre le combat de Wolverine contre son homologue féminin et le sacrifice de Jean Grey sont également appréciables pour leurs choix de mise en scène qui entremêle intime et grand spectacle. Du préjugé à la ségrégation, le thème choisi reste le même et s’adapte pour créer du neuf comme le personnage de Stryker et sa vengeance intérieure qui amène les deux groupes distincts de mutants à coopérer mais l’œuvre ne transcende pas plus que ça et reste dans un esprit classique dans ses ficelles scénaristiques.
X-Men : Days of Future Past (2014)
L’originalité de cet opus tient dans la synthèse faite entre les nouveaux et anciens visages des X-Men, permettant de conclure comme il se doit l’histoire des premiers mutants. Singer ficelle un scénario prenant la forme d’un voyage dans le temps où d’un côté, les mutants de la première phase sont traqués par des Sentinelles dans un futur ténébreux et apocalyptique, de l’autre donc ceux de la deuxième phase dans les seventies où Logan-vieux doit concilier un Xavier et un Magnéto jeune pour l’aider à changer le cours du temps. Malgré le gloubi-boulga d’effets spéciaux numériques, loin du style sobre des premiers X-Men, l’auteur fait preuve d’inventivité en jonglant parfaitement entre les deux temporalités, en réalisant des séquences virtuoses comme la performance circulaire de Quicksilver ou en imbriquant des images amatrices en super 8 pour appuyer l’imagerie de cette époque sous tension guerre du Vietnam. Le film reste amusant, interroge encore la position des mutants dans un monde paranoïaque fait d’attentats et d’agitations politiques, souligne les dissonances ambiguës entre Xavier et Erik puis le destin tragique des vieux X-Men prenant la forme d'un espoir libérateur.
X-Men : Apocalypse (2016)
Ce X-men est à l’image des blockbusters de super-héros moderne : trop grandiloquent, bouillis numériques, cahier des charges convenues ou encore réalisation désincarnée et informative. L’ouverture en forme de péplum ne donne aucun cachet mystérieux à l’antagoniste venue d’un autre temps, chargé comme un bœuf dans un costume lourdingue comme le film. Pourtant tout n’est pas à rejeter, j’ai plutôt apprécié la sous-intrigue de Magnéto, s’étant rangé, marié père et devenu un ouvrier dans sa Pologne natale mais il incarne à présent un archétype : celui du antihéros qui en veut à la Terre entière mais revient toujours dans le camp allié. Le film se veut être une sorte de fin du monde où l’humanité n’a plus sa place, l’Histoire passé doit être détruite (la charge symbolique de la destruction d’Auschwitz) mais il n’y a aucune saveur car le film se termine dans une overdose bourine de destruction massive où les X-Men sont relégués à un groupe collectif plat. Le contexte avec les années ’80 n’est pas interrogé et se résume à quelques clins d’œils de la pop-culture ainsi que la scène de Quicksilver répétant le même schéma du précédent opus et devient le reflet de ce film : sans originalité.
Skolimowski Jerzy
Le Départ (1967)
D’un simple postulat, celui d’un coiffeur, accroc à l’automobile et essayant d’en trouver une afin de participer à une course de rallye, Skolimowski réalise un film à l’ivresse époustouflante, tout en accélération et en changement de vitesse. Imprimé par l’esthétique de la Nouvelle Vague (surtout de Godard) avec ses jump cuts, son hystérie juvénile, ses raccords abrupts et son mouvement free-jazz, Le Départ contient une énergie vacillant entre le burlesque et la mélancolie. À travers cette course folle et survoltante, le garçon joué par Léaud dans une totale maîtrise de son corps au rythme fantaisiste, tente de réunir l’argent pour avoir sa Porsche, il en résulte une dépense immature et un désir vain dans le clou d’une société de consommation que le cinéaste critique, car le protagoniste se heurte aux problèmes matériels et aux inquiétudes existentiels de la jeunesse. Finalement, au-delà de la désinvolture, de l’incongruité et de son extravagance, l’œuvre est un récit d’apprentissage sur un jeune homme dont l’âge adolescent irresponsable se consume (avec ses désillusions, ses renoncements, son histoire d’amour enfantine) pour laisser la place à l’âge adulte, le vrai départ dont nous parle le réalisateur.
Deep End (1970)
Dans cette spirale de fantasmes et d’obsessions, Skolimowski décrit un Swinging London en fin de vie ainsi que la période dorée des sixties avec une forme de décrépitude. Malgré l’ironie exquise du film, Deep End est une course cruelle sur l’attirance et la frustration, deux notions qui caractérisent le troublant rite initiatique de l’adolescent auprès d’une jeune femme utilisant ses charmes pour provoquer l’appétence du crédule garçon. Le jeu de jalousie et de pulsion est exprimé par des fulgurances autant bizarres que poétiques, à l’image du bain public dans lequel les personnages travaillent qui est plus semblable à une maison close où s’expriment des fantasmes grotesques et primaires. Le cinéaste dépeint avec une esthétique froide et peu aimable un Londres qui rejette le protagoniste, mais avec un vernis coloré jouant avec la saturation et les tons sur tons pour donner un sens absurde aux sentiments impétueux du protagoniste devenant progressivement insensé face au mystère taquin de la demoiselle. C’est donc une œuvre sur l’excès et la folie du désir, la beauté et la violence des sentiments, dans ce qu’il peut y avoir de plus désespérant comique et mortellement somptueux.
EO (2022)
L’histoire d’un âne flagellé qui passe de propriétaire en propriétaire, et dont l’innocence contraste avec la cruauté et la bêtise humaine. Évidemment, l’ombre de Au hasard Balthazar inspire Skolimowski, mais ce dernier s’en éloigne par une réalisation dont les inspirations plastiques lorgnent avec l’expérimental. Le cinéaste offre un délire esthétique renversant et aux images apocalyptiques qui donnent à voir le visage chaotique de la nature humaine pouvant être une foire effroyable passant de l’amusement à la violence en un claquement de doigts. Tout se transmet par le point de vue et le regard de l’âne, positionné comme le spectateur de cette triste bizarrerie comique. Quasi sans dialogue, toute l’empathie (et l’impuissance qui se créait) de la condition animale est projeté par les coups d’œils d’EO et par la perception sensorielle de son épopée tragique. L’œuvre est alors un poème visuel et sonore hypnotisant, comme si le personnage, par sa déambulation, mettait lui-même en mouvement un monde malléable. La caméra s’envole pour désorienter et plonger dans une abstraction métaphysique de l'espace-temps, brille par son spectacle lumineux rutilant et sensitif, et navigue entre les genres avec beauté.
Snyder Zack
Man of Steel (2013)
Superman sous la tutelle de Snyder devient une représentation iconique et symbolique. Son fort goût pour les corps antiques, les mouvements impossibles dans des espaces démesurés ainsi que la figuration christique et mythologique font du héros une illustration divine de la pop-culture. L’esprit de sérieux et la tonalité sombre du film se rapproche d’un Batman de Nolan mais Snyder a su insuffler sa patte dans des images époustouflantes, mélangeant intime et épique, la caméra portée omniprésente recherche constamment des effets de lumières-messianiques et la photographie monochrome bleutée rappel sans cesse la genèse d’un mythe. L’auteur rompt la linéarité du récit pour revenir sur la naissance du héros dans un Krypton en sang et l’enfance difficile de Clark, impuissant face à ses pouvoirs pour mieux exposer sa part humaine et sa relation touchante avec ses parents adoptifs. Dans le présent, sa position héroïque est remise en cause, faut-il s’inquiéter de l’inconnu ? Le voir comme un Dieu-sauveur ou un Dieu-destructeur ? Cette ambiguïté se présage dans une orgie finale de destruction massive, une overdose certes justifiée mais qui gâche un peu le plaisir que j’ai eu tout au long du film.
Batman v Super : L'Aube de la justice - Ultimate Edition (2016)
Snyder fait s’affronter deux icônes de la pop-culture, un homme et un Dieu, dans un blockbuster massif et ample qui interroge autant la déification de Superman, la justice brutale de Batman et les conséquences d’une catastrophe destructrice (le parallèle entre la fin de Man of Steel et le 11/9 est assez clair avec cette ouverture immersive). Le cinéaste donne un ton plein de noirceur, parfois cauchemardesque (la vision apocalyptique de Batman) et fait coexister tous les systèmes d’une société (média, politique, justice…) pour parfaire à un réalisme étendu. Les questions morales s’écroulent sur les deux justiciers, l’un vidé de ses croyances, l’autre torturé mentalement, Snyder arrive à magnifier constamment la puissance mythologique des deux héros mais il est coincé par les impératifs de l’univers étendu qu’il doit introduire. Les ponts avec les futurs films sont maladroits et gâchent l’indépendance de l’œuvre, de plus le combat final n’est pas convaincant dans ce gloubi-boulga de CGI contre un monstre grossier et un Lex Luthor pas toujours convaincant. Malgré ça, le métrage reste intense, s’impose comme une fresque nationale et sombre, gravé dans une esthétique iconographique solide.
Zack Snyder's Justice League (2021)
Après le naufrage qu’était Justice League, Snyder a eu une seconde chance pour rectifier sa progéniture qui fut lamentablement malmenée. L’ouverture présage une symphonie mondiale désespérée, une fin du monde où la civilisation pleure le décès de Superman et va être conscient de sa mort imminente. La sobriété de l’intro’ qui s’enclenche dans ce silence mélancolique donne de l’espoir dans ce que le film va nous offrir. Mais rapidement, la Snyder Cut se perd dans un déséquilibre narratif où les nouvelles scènes ne sont que des bonus pour le fan (flashbacks et parenthèses à gogo). Toutes les situations sont alourdies par un humour bêta, une suriconisation à outrance qui neutralise la symbolique des personnages, les situations sont sans cesse surlignées par les dialogues, un palier de naïveté mièvre s’étale sur l’œuvre, une résolution des conflits du groupe bâclé, l’épilogue qui est une vraie déchèterie à teasing, l’inexistence de l’impact sur la population civile, etc. Pourtant la dimension mortifère et endeuillée donne une gravité harmonieuse à l’ensemble mais le squelette narratif reste le même, il est seulement bombé pour donner un semblant d’importance à cet objet fallacieusement amélioré.
Army of the Dead (2021)
Libéré de l’univers cinématographique DC, Snyder ne pouvait que se lâcher artistiquement parlant mais au contraire, il s’est piégé dans un style stérilisé de toute ambition. Il offre un divertissement qui mélange film d’action, de casse et de zombie dans un Las Vegas abandonné et habité par une hordes de zombie contrôlé par un chef alpha et intelligent qui construit une nouvelle civilisation. Le pitch est une vraie invitation à réaliser un objet décomplexé et jouissif mais d’abord la narration ne donne aucune profondeur à ses protagonistes, excepté Bautista avec son charisme élégiaque. Mise à part la relation avec sa fille qui alloue le cachet psychanalytique de l’œuvre (le poids du deuil et de la séparation qui renvoie à la vie privée du cinéaste), tous sont caractérisés à la dernière minute avant de mourir car le film n’a pas su leur donner de la saveur auparavant. Esthétiquement, Army of the Dead se résume à un même procédé assez moche (longue focale, flou numérique, ralenti…) et profite peu de l’espace de ses décors pourtant pimpants et excentriques. Quelques séquences restent fièrement chorégraphiées mais ne sauvent pas cet ensemble défaillant et dévitalisé à pratiquement tous les niveaux.
Soderbergh Steven
Contagion (2011)
Toute proportion gardée, voir ce film après la pandémie de Covid-19 donne un regard plus prophétique à ce thriller aux penchants catastrophistes, notamment dans sa manière de montrer la viralité et la propagation de l’information, et sa rigueur clinique et organique d’explorer les différentes étapes d’une pandémie mondiale. Il étudie tous les aspects qui s’organisent autour d’une crise comme nous l’avons connue : scientifique, médiatique ou encore politique. Dans une narration resserrée, à la fois limpide et alambiquée, le cinéaste n’implique pas de réelle dramaturgie afin d’épouser un constat hypothétique sans sentimentalisme. En gardant un rythme propre à une course contre-la-montre, il entrevoit comment la population est prise de court puis dépassée par la rapidité de l’épidémie. Cela, on le doit à sa structure chorale où le montage parallèle devient un outil de mouvement qui permet de ne jamais figer l’action. Les personnages se déplacent ou s’immobilisent, sillonnent dans des zones troubles, floutées et transparentes et le monde devient une apocalypse réalistement brute, comme pour mieux rappeler la présence d’une menace inconnue contre laquelle il faut garder un espoir lucide, même si elle isole les uns des autres.
Sokourov Alexandre
Moloch (1999)
Moloch s’intéresse à la banalité d’une journée de repos dans la résidence d’Hitler. Une journée où l’on décide de ne pas prononcer un mot sur la guerre, mais un thème qui plane évidemment sur l’ambiance pourrissante et sépulcrale de cette petite réunion. Mais plus que le train-train quotidien, c’est la question de l’intimité qui se creuse dans le sillon de la monstruosité de son sujet. Cette intimité est provoquée par la présence manifeste d’Eva Braun, noyée dans la brume des Alpes bavaroises et enfermée dans cette immense résidence glauque et atemporelle. Les couleurs morbides et les déformations de l’image captent la décomposition d’Hitler et de ses sbires l’écoutant béatement dans ses délires psychotiques et ses caprices schizophréniques, seule sa maîtrise, tient tête au Führer. Le contraste est fort entre son corps souplement harmonieux et sa lucidité, et la carcasse fatiguée et les névroses de son cher « Aldi », comme s’il restait une once de beauté fragile dans ce lieu dépravé. Sokourov manie l’ironie noire et le ridicule, nous déconnecte du réel avec une inquiétante délicatesse dans des scènes anodines et parfois surréalistes, ainsi, il saisit davantage l’humanité dérangeante et complexe de cette figure du Mal.
Sorkin Aaron
Les Sept de Chicago (2020)
Aaron Sorkin retrace le procès historique des manifestions brutaux anti-guerre du Vietnam lors de la convention démocrate de 1968 à Chicago. Le cinéaste avec une parfaite adresse de l’écriture et du dialogue assemble ses séquences comme un cadavre exquis où s’entrechoquent de nombreux discours : ceux des hommes politiques, des journalistes, du jury et des témoins mais surtout ceux des sept activistes. Plusieurs activistes qui ont chacun leur méthode politique (étudiants soignés et pacifistes, hippies révolutionnaires, membre du Black Panther…) d’où les plusieurs divergences possibles au sein de leurs débats et du tribunal, devenant un théâtre aux nombreuses joutes oratoires. En effet, le montage en vitesse, d’une grande précision et cadencé saisit avec limpidité les confrontations polyphoniques, les flashbacks sur les événements musclés et les changements de décors. On suit l’histoire avec jubilation, devant cet éclairage d’une institution en défaillance : celle de la justice. Une justice dont le juge incompétent fait régner le silence et l’oublie pour ces plusieurs hommes se battant pour sortir de l’anonymat les nombreux morts d’une guerre inutile.
Sorogoyen Rodrigo
Madre (2019)
L’ouverture époustouflante de Madre installe directement une tension dramatique et palpable, mais l’auteur prend à contre-courant ce début pour s’attarder sur le deuil lancinant de la mère. Dix années après la disparition de son fils sur cette plage française, la rencontre avec Jean créé une ambiguïté d'une relation mère-fils et de toutes ses nuances. Pour l'un c'est une femme plus âgée à conquérir, tout en étant une confidente, pour l'autre, c'est un tendre ami, mais aussi un moyen de voir son fils à travers lui. L’espoir d’une renaissance, mais aussi les émotions brumeuses ou désespérées d'Élena se reflète avec la beauté et la solitude des lieux où elle mène sa vie. Ainsi, le grand angle systématique ouvre l’immensité de l’espace et l’étendue de la mer qui plonge vers une poésie mystérieuse et capte des instants magiques avec une image soyeuse, pastorale et douce. Le mouvement persistant de la caméra suit les rituels, l’électrisation des divergences et le point de vue d’Élena de façon machinale. Sorogoyen s’abandonne donc sur le portrait d’une mère endeuillée, troublée sentimentalement par cette rencontre intime d'une fin d'été et expose l’acception tardive d'un deuil et de ses fantômes du passé.
As Bestas (2022)
Sur les traces des Chien de paille, Sorogoyen propose un thriller rural crépusculaire dont un conflit entre voisins en est le principal ressort. La situation de ce couple français, faisant face à un voisinage espagnol pour avoir refusé de signer un accord d’installation d’éoliens, nous est directement balancé dès les premières secondes. L’atmosphère est déjà angoissante et oppressante, la bestialité des personnages est toujours retenue jusqu’à une certaine explosion. Comme les aloitadores tentant de dompter les chevaux avec leurs mains, les campagnards de ce village éculé soumettent le couple, notamment l’homme dans une scène terriblement étouffante. En étirant la durée des plans, l’auteur capte la détresse progressive du couple et la tension perverse qu’imposent les deux frères voisins. Mais un autre rapport aux protagonistes s’entame lorsque la misère des paysans est jetée à la figure des deux victimes qui se sont enfermées dans leur égoïsme. Par la suite, le film propose une rupture franche en changeant de point vue, sans changer le ton paranoïaque et anxiogène de l’ambiance. As Bestas déchiffre les rouages de la xénophobie et de la peur de l’autre où chacun veut contrôler son espace et son petit royaume.
Szifrón Damían
Misanthrope (2023)
Misanthrope nous fait rentrer directement dans le bain en actionnant avec tension le début de ce massacre perpétré par un sniper invisible. Le suspense est donc d'emblée et il est géométrique, car le cinéaste joue sur les perspectives, les lignes de fuites, les rotations dans l'axe et le vertige de l'architecture urbaine de Baltimore. La ville devient l'élément pour exposer la détresse d'un monde au capitalisme artificiel et les maux de la société contemporaine. Car effectivement, à travers sa traque de ce tueur de masse il offre une étude sur la solitude, l'usure du quotidien, la dépression, l'acceptation de l'homosexualité, l'écologie, la présence oppressante des médias, les divergences des différentes classes sociales et ethniques... Les personnages poursuivent autant un monstre que leur monstre psychologique, c'est-à-dire leurs traumas (le passé toxico d'Eleanor) ou leurs problèmes (la soif de reconnaissance de Lammark né des injustices subies) puis récoltent les failles et les malentendus d'un système policier dégradé. Le discours n'est pas toujours fin, mais il retourne quelques archétypes en plus de dégager une certaine noirceur désabusée que la mise en scène enveloppe d'une forme glaciale et crépusculaire.
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