[Critique] Le Hobbit (1937)


Publié en 1937, Le Hobbit fait office de préface au mythique Seigneur des Anneaux, il est considéré comme un conte pour enfants et comme étant une œuvre moins complexe que son cadet. Le roman raconte l'histoire de Bilbo, en 1341 C.C. (fondation de la Comté des Hobbits) ou 2941 du Troisième Âge, un hobbit vivant paisiblement dans son trou à Cul-de-Sac dans Hobbitville. Un jour, un magicien du nom de Gandalf le Gris avec sa fidèle pipe vient le voir, le hobbit ne comprend pas vraiment sa venue, mais lui propose par politesse de prendre le thé. Le lendemain, Gandalf et treize nains (le leader Thorin Lécudechesne, Balin, Dwalin, Fili, Kili, Dori, Nori, Ori, Oïn, Gloïn, Bifur, Bofur et Bombur) viennent par surprise pour prendre ce fameux thé. Ne comprenant pas la situation, Bilbo apprend vite sa future quête qu'il va mener avec la troupe. Thorin, le chef des nains, veut récupérer son trésor immense appartenant à ses ancêtres « Rois sous la Montagne », amassés longtemps par les nains dans les profondeurs de la Montagne Solitaire (ou Erebor) dans le Val, qui il y a très longtemps a été volé et dépossédé par Smaug, un terrible dragon. Gandalf, étant proche de Thorin et de ses compagnons, leur a conseillé le fameux Bilbo pour les aider, car ils ont besoin d'un cambrioleur, mais le hobbit n'est rien de tout cela et malgré sa peur de l'aventure, il accompagne le groupe, avec leurs capuchons et leurs poneys, dans un voyage inoubliable.

 

Le roman de Tolkien est d'abord une invitation à l'aventure, une invitation autant pour le personnage principal que pour le lecteur. L'auteur nous convainc de s'émanciper de notre confort habituel, tout comme Bilbo qui part à contre-coeur. Comme il est précisé au début du roman, Bilbo a une double identité, deux familles qui le composent logiquement. Son côté Bessac venant de son père dont il tire la plus grande partie a pour réputation d'être une famille riche, conformiste et qui tient sur le temps grâce à cette volonté de ne pas prendre de risque dans sa vie. De l'autre, son côté Touc, originaire de sa mère, est une famille aventureuse, qui recherche constamment le savoir et les péripéties. Bilbo rejette cette facette, car il est plus attaché matériellement à son quotidien ordinaire et organisé. Pour lui, le reste du monde n'est que légende et peur, mais cette quête lui permet d'exorciser son côté Touc, il progresse vers plus d'assurance et de confiance en soi. Le lecteur ne peut que se retrouver en Bilbo, bousculé dans sa vie harmonieuse, il est quasi forcé de partir de son foyer à cause de la détermination des nains et l'influence de Gandalf. En même temps, une légère envie de s'aventurer avec le groupe le comble pendant un instant lors de la soirée avant leur départ. C'est lorsqu'il entend les poèmes chantés des nains que cet émerveillement s'ouvre à lui, mais retombe quand il s'imagine toutes les horreurs que cachent les Contrées Sauvages.

 

Tolkien aspire régulièrement à jongler entre l'émerveillement et le cauchemar, la lumière et l'ombre, la paix et la guerre. Autant dans les paysages traversés que les créatures rencontrées. L'écrivain britannique utilise un folklore célèbre du fantastique : elfes, gobelins, trolls, araignées géantes, dragon, wargs (forme monstrueuse de loup)… Il puise dans plusieurs cultures (principalement nordiques, anglo-saxonnes et allemandes comme Beowulf, les contes des frères Grimm et d'Andrew Lang et la mythologie germano-nordique) pour établir des fondements solides et mieux s'élever vers l'authenticité de son œuvre. Le roman de Tolkien reprend les caractéristiques des mythes, de poèmes épiques et de conte de fées anciens, cela se fait ressentir dans le style d'écriture. C'est un style bienveillant où le narrateur omniscient parle directement au lecteur pour mieux l'imprégner dans son univers. Le Hobbit fait accepter de façon terre-à-terre le monde décrit même si au fond, nous savons très bien que tout cela est imaginaire, le lecteur joue au jeu. L'aspect géographique renforce la crédibilité du récit avec sa carte et ses descriptions précises sur la topologie et toponymie des lieux, de la nature et des différentes races. Tolkien est aussi très connu pour être un grand linguistique, un inventeur de langue folklorique qui reprend des formes calligraphiques et de grammaires anciennes pour les sculpter dans son œuvre.

 

Pour revenir sur la notion de jeu, Le Hobbit est une œuvre ludique et divertissante, par sa façon de nous faire voir le monde, sa féerie, ses poèmes aux tons ancestraux, mais surtout les célèbres énigmes entre Bilbo et Gollum. Le célèbre petit monstre, visqueux, schizophrène et aux sons gutturaux apparaît déjà. C'est sûrement l'un des extraits phares du livre, car Bilbo trouve l'anneau avant de le rencontrer dans l'obscurité de la caverne des gobelins, ce petit objet — dont le héros ne se rend pas compte de son importance — qui sera l'élément-clé du Seigneur des anneaux. L'auteur propose donc une joute d'énigme entre le petit homme et Gollum, qui dépendra de la survie de Bilbo. Il y a toute l'intelligence poétique de Tolkien, son exercice de style avec les langues et les mots, la tension dramatique, la pincée d'humour, mais il s'émane aussi une certaine noirceur. En effet, Gollum est un être désespéré, vivant dans son trou noir et pour son « trésor » (ou pour son « précieux ») que Bilbo a donc récupéré et dont il se sert après avoir gagné le jeu des énigmes en posant cette fameuse question : « Qu'est-ce qu'il y a dans mes poches ? ». Trop tard pour le monstre, il ne comprend qu'au dernier moment que Bilbo avait en sa possession l'Anneau Unique, mais ce dernier est maintenant trop loin. Après avoir passé de nombreuses heures dans cette caverne sombre, le protagoniste peut enfin souffler tranquillement.

 

Ce travail entre les dualités des espaces est travaillé tout au long par l'auteur : les étendus et libres contre les vases clos et anxiogènes. Le lecteur respire (les paysages grandioses, le passage chez Elrond l'elfe, la maison de Beorn le changeur de peau, Esgaroth ou Bourg-du-Lac une ville construite sur pilotis au milieu du Long Lac…) autant qu'il étouffe (la caverne des gobelins, la forêt de Grand'Peur, la prison dans le palais des Elfes de la Forêt, la tanière de Smaug…). Les personnages font face également à une végétation et météo changeantes qui indiquent régulièrement où l'on se trouve dans la temporalité du récit. Mais l'écrivain a l'intelligence de faire perdre totalement nos repères temporels lorsque les protagonistes se retrouvent dans des lieux sombres et dérangeants. Par exemple, dans la forêt Grand'Peur, la plus grande inquiétude avant de rencontrer les araignées géantes, est de se perdre dans l'obscurité latente de ce lieu immense. La faim et la peur éprouvent le hobbit et les nains, mais aussi les intempéries (orage, pluie diluvienne, vent…) comme dans le Monts Brumeux lorsqu'ils croisent la route de géants de pierres. Au-delà d'être un roman d'aventures, c'est donc aussi un roman de survie où la nature peut être hostile et sauvage.

 

Cette initiation d'apprentissage qui passe par la survie se manifeste totalement dans les disparitions soudaines de Gandalf. Le magicien est un homme rassurant, paternaliste et bienveillant, mais il ne peut pas rester tout le temps avec le groupe, car sinon Bilbo ne peut pas apprendre et réussir sa quête. Lorsqu'il part pour s'occuper du Necromancien, le sentiment de quiétude s'évapore, car nous savons que Bilbo va être malmené, mais il s'affirme davantage, car c'est toujours lui qui arrive à sauver les nains et les faire avancer jusqu'à la Montagne Solitaire. Il y a alors un basculement entre le début où les nains n'ont pas du tout confiance en ses capacités puis vers la fin quand ils le respectent et en font même leur leader. Bilbo délivre les nains des araignées géantes et en tue même une avec son « Dard », libère des cachots où ils sont emprisonnés dans le palais, arrive à les mettre dans des tonneaux pour s'enfuir dans l'eau, rentre dans la tanière de Smaug et vole une coupe en or… Mais ce n'est pas lui qui tue Smaug, c'est Bard l'Archer de Bourg-en-Lac. Bilbo n'est pas un héros guerrier, il est avant tout comme nous et s'améliore en courage au fur et à mesure de sa quête.

 

Si le hobbit était devenu une machine de guerre, l'essence du livre se perdrait, tout comme à la fin pendant la bataille des Cinq Armées. En effet, les nains veulent prendre possession de leur trésor, mais Bard veut une partie du trésor pour remettre d'aplomb sa ville à cause des dégâts du dragon. Thorin refuse et fait appel à son cousin Dain et son armée pour se défendre contre les Hommes de la ville et les Elfes, mais heureusement grâce à l'ingéniosité de Bilbo qui donne la Pierre Arcane (un joyau que Thorin voulait absolument retrouver, mais que le personnage principal avait volé auparavant) au roi des Elfes pour tenter de négocier avec Thorin, devenu cupide. En pleine tension, Gandalf réapparaît soudainement pour prévenir que les ennemis arrivent et donc les trois armées alliées se réunissent pour affronter l'armée des Gobelins avec leurs wargs, mené par Bolg, dans la fameuse Bataille des Cinq Armées. Face à cette guerre titanesque, Bilbo est désespéré, même si Tolkien n'aime pas les allégories, il est difficile de ne pas penser à sa propre position lorsqu'il était soldat pendant la Grande Guerre. Il a dû quitter son foyer et il a perdu des amis pendant cette triste guerre, cette mélancolie de partir de son confort initial, fait beaucoup penser au hobbit. Tolkien s'est sûrement inspiré de ses visions cauchemardesques pour appuyer la souffrance de partir loin de chez soi et pour décrire la bataille monstrueuse qui oppose les cinq races.

 

Pour revenir sur Bilbo, ce dernier se fait assommer et ne voit rien de la bataille, ce n'est pas son rôle de faire la guerre, car il n'est pas fait pour cela. Son rôle à lui était d'apprendre et d'utiliser son intelligence pour dévier les obstacles que les nains ne pouvaient franchir seuls. Finalement, ce sont les aigles géants et Beorn (en se transformant en ours) qui aident les Elfes et les Nains à vaincre l'armée de gobelins et de wargs. Les aigles sont décrits de façon majestueuse, que ça soit dans ce final ou lorsqu'ils aident déjà le groupe plus tôt dans le roman à se sauver de plusieurs wargs qui les poursuivent. Après son réveil, le hobbit est retrouvé, ce dernier avait mis l'anneau et il était devenu invisible donc il était impossible de l'apercevoir. Ensuite, l'un des passages les plus touchants survient lorsque le lecteur apprend que Thorin est sur le point de mourir (et que ses neveux Fils et Kill sont morts), un dernier adieu est échangé entre lui et Bilbo alors qu'ils s'étaient brouillés à cause de l'histoire de la Pierre d'Arcane. L'immense trésor est finalement partagé entre les Hommes d'Esgaroth, les Elfes, les Nains et Bilbo. Le héros en veut seulement une infime partie, car c'est bien assez pour vivre toute une vie. Le retour du héros lui prend beaucoup de temps, mais il est beaucoup plus calme. Un mélange d'amertume et de joie se mélange avec brio, le lecteur se sent rincé comme Bilbo qui n'attendait que cela : rentrer chez lui. Mais il a beaucoup appris, la preuve en voyant que son village l'a laissé pour mort et ont mit aux enchères tous les objets de sa maison, il n'est pas plus touché, car ce voyage lui a permis de se défaire de son matérialisme rassurant.

 

Pour conclure, Le Hobbit est une œuvre dont il est difficile pour moi de donner un avis plus original qu'une autre personne. Comme beaucoup, j'ai déjà d'abord vu les films et cette lancée dans l'univers littéraire du Hobbit et des Seigneur des anneaux est une aventure palpitante. Je savoure chaque moment passé avec tous les personnages et je ne trouve pas que Le Hobbit soit un livre si enfantin. J'ai tout adoré dans ce roman : l'émerveillement, la féerie, la quête autant que physique que spirituel, l'humour, la description topographique et géographique des lieux, les créatures, le lien d'amitié entre les personnages, les péripéties, les poèmes, les rencontres lumineuses et obscures, la mélancolie du départ et de l'arrivée, etc. Tolkien pousse l'imagination au-delà des frontières du possible, tout en imposant des fondements concrets issus d’œuvres anciennes et mythologiques. Le livre apprend à nous défaire de notre confort et de notre lien avec le matériel, tout en exposant le déchirement que peut être de partir loin de chez nous, mais aussi le soulagement que cela peut être de revenir. Enfin, au-delà de toute la fantaisie déjà connue, Tolkien a créé un nouveau mythe, celui du hobbit et de son premier personnage important : Bilbo.


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