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Takahata Isao

Le Tombeau des lucioles (1988)

Japon. Seconde Guerre Mondiale. Une ville en ruine et sous les décombres. Un décor constituant l'état d'âme de deux orphelins à l'abandon, un grand frère et sa petite sœur. Une œuvre sur la mémoire d'un temps et d'un lieu reconstruit depuis comme le prouve ce dernier plan où les fantômes des enfants contemplent les immeubles s'élevant vers le ciel. Le film est une ode à la liberté et tout ce qu'elle peut produire : de la joie et de la paix souvent au contact de la nature prédominante, inspirant à l'apaisement et la contemplation. Ces deux enfants tentent de vivre hors de la société pour atteindre un bonheur cathartique mais ils sont toujours rattrapés par la réalité (pauvreté, faim, maladie, mort...) et subissent les sévices de la guerre par le prisme d'un patriotisme exacerbant qui les entourent et par l'égoïsme des adultes. Une œuvre où le pathos est de mise mais équilibré grâce à cette poésie merveilleuse qui transpire dans ces images animées. Takahata voit la vie comme ces lucioles qui éclairent dans le noir pour advenir de l'espoir mais qui peuvent s'éteindre instantanément, plongeant ainsi les êtres dans les ténèbres.


Tarantino Quentin

Reservoir Dogs (1992)

Dès son premier film, Tarantino offre un sens aisé pour les longues plages de dialogues jubilatoires car c’est autour d’une table où se retrouvent plusieurs lascars costarisés (dont le cinéaste lui-même) — parlant de leur interprétation de Like a Virgin — que tout commence. Cette idée d’interprétation gravite tout au long du récit, autour d’un braquage foiré que l’on ne verra jamais. Seules les conséquences sont montrées, ainsi l’auteur s’amuse à questionner la fiction elle-même en manipulant la vérité dans un semi huis-clos virtuose. Chacun raconte sa vision du pourquoi du comment, cache une identité secrète (les personnages résumés à une couleur, la fausse fiction d’Orange pour mieux s’infiltrer…) et mettent en tension un récit incisif aux dialogues cinglants. Inutile de dire que Tarantino exerce une forme de violence sanglante, dévoile sa passion cinéphilique, braque le spectateur dans un suspense prêt à imploser à tout moment et chemine son œuvre dans un montage anachronique. La jouissance du début se transforme vite en tragédie oratoire et physique éclatante, elle est supportée par des hommes sociopathes, emphatiques ou pingres, faisant de Reservoir Dogs un film hystériquement maîtrisé.

Pulp Fiction (1993)

Ayant un budget plus confortable, Tarantino prolonge l’essence de son cinéma avec une œuvre-phénomène autant adulée que culte. Il fait s’entrecroiser trois histoires avec une temporalité éclatée et anachronique. Ainsi les protagonistes sont liés, parfois ils se rencontrent, parfois non, certains deviennent le personnage principal d’une partie puis deviennent un figurant dans l’autre. Cette originalité narrative est alimentée par un référentiel pop culturel très marqué, un plaisir de raconter des histoires et de faire durer des longs dialogues authentiques, hilarants et décomplexés. C’est l’idée même de la fiction qui intéresse Tarantino, il joue avec les attentes puis bifurque toujours pour créer des scènes absurdes et violentes. L’auteur s’amuse à détourner les genres, construit une nouvelle mythologie où hasard et destin sont la trajectoire à la fois banale et folle de personnages dont on fait la connaissance comme s’ils étaient nos potes. L’œuvre devient ludique car le spectateur s’amuse à reconstituer le puzzle temporel de ce récit junk-acidulé et musical, baigné dans la cool attitude mais aussi dans des grands moments d’effervescence overdosée.

Django Unchained (2012)

Il était logique qu’un jour Tarantino s’essaie au western spaghetti, genre de prédilection de son maître « spirituel » c’est-à-dire Sergio Leone (et au passage rend hommage directement à Corbucci). Comme son ainée, le réalisateur américain édifie sa propre mythologie de l’Histoire en contextualisant son œuvre dans la période de l’esclavagisme noir, quatre ans avant la guerre de Sécession. Django Unchained se pose en tant que revenge movie en exposant un noir affranchi qui se venge de ses esclavagistes pour retrouver sa dulcinée, toujours sous l’emprise d’un maître négrier. Accompagné par Schultz, un chasseur de primes allemand classe et bien élevé, il s’oppose à un moment regrettable et sanglant de l’Amérique. Tarantino met à profit ses talents de dialoguiste outrageux, son registre comique qui brime la morale et son savoir-faire dans les passages de tensions étendus avant les explosions expéditives de violence. Le film offre aussi une tonalité dilatée dans les paysages et les décors, un feu d’artifice satirique qui oblique les codes du western, déploie une dimension corporellement sadique et impressionne par sa façon d’iconiser une figure typiquement historique à une figure légendaire.


Tarkovski Andreï

Les Tueurs (1956) (court-métrage)

Coréalisation et premier film d’étude du grand Andreï Tarkovski, il est difficile de voir la future patte esthétique du cinéaste russe même si quelques éléments y font écho. Les Tueurs se présente comme un simple huis clos (adapté d’une nouvelle d’Hemingway) et un pastiche de film noir où deux gangsters attendent patiemment une cible à abattre dans un restaurant tout en mettant la pression au propriétaire. La tension est de mise grâce à un travail minutieux de l’espace, un rythme plutôt lent et des longs silences, idée soumise par Tarkovski lui-même. Quelques thèmes chers au réalisateur de Stalker peuvent être décelés comme celle de l’attitude d’un homme face à la fatalité ou l'atmosphère traversée par un monde violent et peu indulgent avec les « faibles ». Dans l’ensemble l’œuvre reste très discrète et laisse largement le goût d’une commande déterminé par le VGIK.

Ce soir nous ne quitterons pas nos poste (1959) (court-métrage)

Encore une fois, Tarkovski coréalise une commande, cette fois-ci pour la télévision à l’occasion du komsomol léniniste et de la victoire du 9 mai 1945. Malgré un budget conséquent et une plus grande marge de tournage, il n’est pas aisé de voir l’authenticité du metteur en scène russe dans ce récit qui narre l’histoire de plusieurs soldats devant déminer plusieurs obus allemands enterrés depuis une quinzaine d’années dans une ville. Une découverte alarmante qui oblige toute la population à être évacué. Proche d’un style néoréaliste, l’image de la force collective prend le pas sur ces plusieurs portraits de citoyens et démontre une valorisation d’un peuple uni. Le film est très différent de Les Tueurs, par la fait que le film soit tourné en extérieur et par son nombre de figurants mais on retrouve la même tension palpable. Une tension rappelant Le Salaire de la Peur, par la manière de manier les explosifs avec douceur et le suspense que cela engendre. Ces vieux obus enrouillés plongés dans la terre amènent une volonté à petite échelle d’enregistrer la matière, motif primordial dans les œuvres ultérieures de Tarkovski, tout comme celui d’exposer les conséquences de la guerre et de sa violence.

Le Rouleau compresseur et le Violon (1961) (court-métrage)

Une beauté humaniste découle entre ce petit garçon violoniste et cet ouvrier conducteur d’engin de chantier, l’amitié entre les deux est attendrissante, remplit d’insouciance et passe avant-tout par des couleurs chatoyantes, reflétant aussi la beauté physique du monde et la candeur de l’enfant. Tarkovski confronte deux cultures, celui de l’art et celui du milieu ouvrier, les deux fusionnent pour donner cette relation émouvante et s'offrent chacun un moment de bonheur. D’un côté Sasha qui voit le rouleau compresseur comme un jouet et peut le conduire, de l’autre une symphonie intimiste que joue le garçon pour Sergueï. Pour travailler ce lyrisme, le cinéaste met en avant un style qui le caractérisa ultérieurement. Travellings à la grue, intrusion dans des rêves échappatoires, jeux sublimes de reflets avec la lumière et l’eau, concentration optique sur des miroirs, exaltation des éléments naturels… En bref, une panoplie sensible à la matière qui tend vers la spiritualité des sentiments, sentiments parfois cruels (les autres enfants qui font de Sasha leur tête de turc) mais surtout emphatiques.

L'Enfance d'Ivan (1962)

Anti-patriotique, vision de la guerre dans le cœur d’un enfant, le premier film de Tarkovski suit le parcours d’un jeune éclaireur pour l’armée lors la 2nd Guerre Mondiale. Orphelin, Ivan, forgé dans la violence, dégage un ton confiant et dur, encrassé par l’humeur maussade du conflit. Ce dernier revient vers l’innocence de l’enfance lorsqu’il fait face à son père de substitution, le lieutenant Galtsev ou quand il est plongé dans les doux rêves du passé. Songe tangible, élevant le garçon dans une nature léthargique et câliné par les doux bras manquants de sa mère jusqu’à être réveillé par l’horreur de la guerre. Les paysages de celle-ci sont mélancoliques, sombres, boueux, pluvieux et en ruine mais il subsiste toujours une poésie panthéiste dans les plans, attendris par les travellings envoutants et les bruits constamment sensibles à la matière. Souvent filmé près du sol, chaque détail donne une force sensible et palpable comme les fusées d’éclairages qui éclairent les nuits où s’embarquent les personnages sur les bas-fonds brumeux et inondés d’un marécage. Mais un seul échappatoire, la mort, sublimé par un souvenir laineux et ensoleillé, un dernier élan de joie pour Ivan qui court vers la liberté de l’enfance.

Andreï Roublev (1966)

Avec son deuxième chef-d’œuvre, Tarkovski met en avant la place essentielle de l’artiste au sein d’une société dominée par la violence et le pouvoir. Pour qui et pourquoi faire de l’art ? Au nom des Hommes ou de Dieu ? Ce questionnement spirituel s’enracine dans une sublime fresque découpée en plusieurs épisodes romancés de la vie du peinte-moine Andreï Roublev. Des tableaux fulgurants du Moyen-Âge russe, connu pour être une période sanguinaire et totalitaire, un beau parallèle avec la société contemporaine de l’URSS du XXème siècle. Une vision ample d’un film-fleuve opposant l’idéal d’un profond immaculé face à la terreur, la tentation charnelle, la guerre, la mort et le silence. C’est une épreuve physique et mystique faisant grandir l’intérieur artistique d’un homme en proie au doute mais qui face au sacrifice d’un jeune fondeur de cloches, ravive sa foi en l’humanité. De la pure matérialité des éléments et des corps aux innombrables évocations oniriques et métaphoriques, l’œuvre de Tarkovski est une méditation abondante et dense sur l’acte de création, celle d’aller au plus profond de la vie pour apprendre et essayer quitte à échouer car l’effort en vaut la peine.

Solaris (1972)

Grâce à Solaris, Tarkovski oppose la rationalité de la science contre la spiritualité de la conscience humaine avec des personnages essayant de comprendre quelque chose qui les dépasse, une entité supérieure capable de renvoyer les images de nos plus profonds désirs mais aussi de nos souffrances. Cet océan mystique donne le pouvoir de faire revenir illusoirement les morts, dont Khari, l’ex-femme suicidée de Kelvin, le psychologue venu de Terre pour étudier Solaris et sa station orbitale. Un élan de culpabilité plonge Kelvin dans les méandres angoissants de la planète et de sa puissance invisible mais aussi dans des affects nostalgiques, ceux de sa Terre qui ne reverra jamais. Toutes les séquences des souvenirs sensoriels sur la nature marquent ce point et contraste avec la froideur circulaire de la station. C'est un huis clos qui immerge dans la folie et le cauchemar mais aussi dans l’élévation élégiaque de la beauté humaine, aidé par une mise en scène contemplative et réflexive, ainsi qu’un design sonore hypnotisant qui donne vie à la planète. À travers la science-fiction, le cinéaste réalise une ode sur la beauté immatérielle de l’inconnu, les vertus du pardon et de l’amour mais surtout sur l’humanité.

Le Miroir (1975)

Mon film de chevet, ma plus grande inspiration artistique, une œuvre à laquelle je dois beaucoup, tant elle me construit. Le Miroir, projet le plus autobiographique du cinéaste, est un pur objet de fascination sensorielle. Sa temporalité flottante et éclatée submerge le spectateur par les souvenirs, les rêves et les projections mentales d’un homme sur le point de mourir. Tarkovski part de la plus pure intimité d’un individu pour faire face à la grande Histoire, d’où les images d’archives (sur l’exil et la guerre principalement) qui naviguent dans ce montage hétérogène et labyrinthique. Ce film hypnose totalement, nous emporte dans des fulgurances poétiques, qui englobe toute la sensibilité du monde, jusqu’au moindre détail. La pluie, le vent, le feu et la nature bucolique, tout parfaire à une symbiose élégiaque et touche la profonde nostalgie d’un lieu (la maison de campagne), d’un temps (l’enfance) et d’un être (la mère) mais aussi la souffrance d’une absence, celle du père, symbole d’un éternel retour duquel le mourant produit le même schéma. Ainsi, Le Miroir est une capsule intime et onirique, d’une profonde douceur, ouvrant une brèche sur les cicatrices intérieures d’un grand auteur.


Tavernier Bertrand 

La Mort en direct (1980)

Le sujet de Tavernier est un propos avant-gardiste sur la décadence née du voyeurisme télévisuel. L'œil-caméra poursuit sa cible (une femme manipulée soi-disant mourante filmée à son insu par un homme ayant une caméra implantée dans le cerveau) et en fait un spectacle sordide comme le fera à l'avenir la télé-réalité. Le film est étrange, traversant les décors fantomatiques et en ruines (très usinières et rouillés) de Glasgow pour se diriger progressivement vers les paysages édéniques et primaires de l'Ouest (les landes écossaises) afin de fuir l'obscénité d'une société perverse et cynique. Le ton est résolument réaliste, malgré l'apport science-fiction et anticipatif du récit, mais il ne parvient pas à alimenter le côté traînant et pesant de la narration. L'œuvre manque d'émotion et de lyrisme, même si elle arrive à nous plonger dans l'inquiétant rapport de l'image à la mort et à sa curiosité morbide.

Capitaine Conan (1996)

Le second film sur la Première Guerre mondiale de Tavernier oppose de façon dialectique deux perceptions de la mission d’un militaire. Conan est le corps franc qui fait le sale boulot avec son couteau, sa rage guerrière et sa brutalité nerveuse tandis que Norbert est le stratège idéaliste. L’un est insolent et rebelle, détourne les règles grâce à sa gouaille charismatique, l’autre suit les lois pour mieux atteindre une honnêteté impossible contre les rouages administratifs de l’armée. En effet, le cinéaste traite d’une guerre qui s’éternise à la frontière bulgare alors que l’armistice est signé. Il offre un tableau humaniste sur l’injustice de ce conflit avec ces généraux qui confectionnent des meurtriers pour les réprimander ensuite. Œuvre réaliste et crue, notamment dans la sauvagerie cruelle des batailles où la caméra immersive se fait soldat, elle se veut aussi précise dans sa reconstitution documentée afin de dévoiler la déshumanisation progressive d’hommes sacrifiés, culpabilisés, usés et dévastés au profit d’une patrie qui les abandonne. L’idée du devoir est donc renversée pour répondre à la tragédie de ces hommes devenus des machines de guerre et aux notions d’héroïsme et de paix qui sont illusoires.


Taylor Don

Les Évadés de la planète des singes (1971)

Après avoir fui avant l’explosion de la Terre, Zira et Cornélius se retrouvent dans le passé en atterrissant sur Terre en 1973. L’intelligence de cette suite est d’inverser le scénario du premier volet, en montrant cette fois-ci des singes dans un élément leur étant inconnu. Les singes deviennent les étrangers et les proies, mais comme Taylor, ils montrent leur intelligence et renversent les aspects primaires de leur race aux yeux des humains. Mais ce volet démarre comme une comédie satirique dans laquelle le couple, après avoir été étudiés en cage, est célébré par le peuple américain, les médias et le monde politique. Don Taylor y montre une forme de décadence américaine à laquelle le duo prend goût puis s’en lasse en voyant la supercherie et la futilité de cette société du spectacle. La légèreté badine du début se transforme en tragédie angoissante et prend à cœur la romance entre les deux personnages. Traqués pour un enfant qu’attend Zira, car vu comme une menace pour le futur, le film en profite pour traiter métaphoriquement de la peur de l’altérité et des préjugés raciaux. Avec une réalisation d’une précise et sobre habilitée, le cinéaste creuse la noirceur du récit pour préfigurer un destin dont la planète ne pourra échapper.


Téchiné André 

Quand on a 17 ans (2016)

Téchiné aborde avec une douce acuité l’ambiguïté sexuelle et plus précisément celle de l’homosexualité dans une étude portraitiste (comme il sait les faire) qui se lie avec une peinture du paysage et avec sa profondeur géographique. La variation des saisons et du temps progressent à l’effigie de cette rencontre entre deux adolescents qui derrière leur détestation originelle et leur violent cercle vicieux, cache des intenses sentiments d’attirance. Le film séduit par son romanesque qui n’hésite pas à être rugueux et fougueux dans la relation des deux hommes et dans sa façon d’appréhender leur quotidien, notamment par un naturalisme qui dépeint leur psychologie par les espaces environnants. En concentrant sa ligne directrice sur ce territoire montagneux d’abord baigné par la neige hivernale puis le début enchanteur de l’été et un intime cercle de personnages, l’auteur maximise une mise en scène et un montage dépouillés qui captent souvent en gros plans les désirs inassouvis et la canalisation répulsive impossible à gérer des protagonistes. Un très bel objet sur les émois adolescents et les écorchures liés à cet âge, et enfin sur un amour se prolongeant malgré les épreuves de la vie.


Thoret Jean-Baptiste

Michael Cimino, un mirage américain (2022)

En démarrant du point de vue des habitants de Mingo Junetion (ville-usine où une partie de Voyage au bout de l'enfer fut tourné), Thoret apporte une intimité profonde à un homme qui n'a jamais cessé de se demander « Qu'est-ce que l'Amérique ? » Le nom de Cimino n'est pas prononcé lors des 45 premières minutes, mais il hante l'imagerie des plans du réalisateur français. À l'image des habitants très touchants, voyant ce tournage comme un moment mythologique et légendaire de leur histoire. Cette mythologie, Thoret, la transmet à travers un voyage mélancolique mettant en avant l'ode d'une Amérique rêvée par Cimino, le fameux mirage dont il a toujours octroyé une nuance que le documentaire met en lumière. Déjà, à travers différentes interventions plus "objectives" sur l'état d'esprit et les films de l'auteur, mais aussi par le dispositif esthétique associant les lieux de tournage (devenus spectraux) de ses œuvres et son idéalisation nostalgique déchue par ses ambitions et la réalité du présent. Ainsi, le film de Thoret veut avant tout comprendre ce qu'il reste de cette Amérique vu par le cinéaste américain, tout en composant un écho mystique et bouleversant à la carrière de ce dernier.


To Johnnie

PTU (2003)

PTU est une radiographie élaborée et complexe sur le rapport entre policiers et truands. En effet, l’œuvre de Johnnie To échafaude de façon très structurée les nombreuses trajectoires de ses personnages qui s’exécutent au jeu du chat et de la souris dans les rues hongkongaises. Comme un polar de Melville, le film est très dépouillée et stylise avec sophistication son ambiance urbaine hypnotique, chaque plan et chaque mouvement comptent dans cette ronde de nuit faîtes de rencontres aléatoires. Toute la géométrie en devient abstraite, on se perd dans un labyrinthe urbain et dans une errance noctambule qui va déboucher sur un climax violent et explosif. Car effectivement, le récit s’étire plutôt dans des légères fulgurances de violences que dans des gunfights débridés et ultra chorégraphiques. L'auteur déclenche une série d’effets collatéraux pour montrer une situation de départ qui dégénère (à la façon d’un After Hours) et en profite pour ausculter subtilement les dérives policières : passages à tabac qui dérapent, interrogatoires musclés, dissimulation de preuves, arrangements avec la réalité et manipulations hiérarchiques sont quotidiens dans les nuits suintantes et envoûtantes de Hong Kong.


del Toro Guillermo 

Nightmare Alley (2021)

En s'accaparant de l'univers monstrueux du circus itinérant carnavalesque et de la fatalité du film noir, del Toro obtient une œuvre à l'hybridation séduisante, sur un monde fait de perversité mensongère. Il explore avec une mise en scène moins baroque et plus sage, la psyché d'un homme au passé trouble qui devient un télépathe franchissant les limites du métier. Le destin du personnage se scelle rapidement, comme une tragédie, mais construite, ici, entre le freak show à la Browning, l'expressionnisme glamour premingerien et le surréalisme dalíen. Ce mélange fructueusement maniériste lui permet de se détacher du surnaturel habituel pour questionner son rapport au fantastique. Ce genre est utilisé comme un art du baratinage et se met en dialogue avec la psychanalyse en révélant leurs communs secrets, afin de voir la descente infernale de Stan, et tous les effets et processus dans lequel ce charlatan avare s'emprisonne. Comme le bonimenteur, qui vend son talent à la haute société et chute inéluctablement, del Toro met en perspective une angoisse à laquelle il se confronte avec sa carrière prolifique, d'où ce détournement captivant de la grammaire des genres qu'il utilise et de la sienne.

Pinocchio (2022)

del Toro adapte une nouvelle version de Pinocchio et se l’accapare en le transposant dans les rouages de l’Italie fasciste des années 30. Le pantin qu’est Pinocchio est idéal pour le cinéaste qui aime les monstres touchants, mais aussi pour sa façon d’appréhender le conte pour enfants en détournant la morale d’origine et en le conférant à une sombre période de l’Histoire. À l’origine, Pinocchio doit devenir un bon garçon sage pour être adopté, tandis que l’auteur invite le personnage à être accepté comme il est pour combler le vide dans le cœur des autres. del Toro propose un beau propos sur le refus de ne pas se renier pour ne pas rentrer dans le moule et être aimé malgré ses imperfections et ses différences. Ce message est sublimé par une stop-motion prodigieuse transpirant l’artisanat et qui réveille la figure macabre et miraculeuse de Frankenstein. L’auteur confronte la douleur de la réalité contre la sérénité de la mort, le prix de la vie et la valeur du temps, la brisure d’une nation contre la recherche d’une famille (qui prend la forme d’un cirque dans ce cas). Il fait de Pinocchio un conte dorée et ténébreux, lumineux et sombre, qui insuffle la vie et la matière à ses marionnettes, à l’instar de Gepetto.


Thompson J. Lee

La Conquête de la planète des singes (1972)

La Conquête prend place 20 ans après la mort de Zira et Cornélius dans une société, toujours humaine, où les singes sont devenus des esclaves modernes. On suit la trajectoire de leur héritage : leur fils César, qui après la mort de son mentor, décide de se révolter contre le système despotique des hommes. Film plus direct et surtout plus violent, il évoque des sujets politiques comme la traite négrière et les émeutes de Watts dans son dernier acte brutal et incendié. Cette intention est appuyée par le style documentaire et le réalisme brut de Thompson qui en fait une œuvre d’anticipation aux allures de dictature policière comme le souligne cette architecture froidement bétonnée et les combinaisons noires des bourreaux. Plutôt restreint dans ses décors, le cinéaste détourne le souci en appuyant sur la claustrophobie écrasante de l’espace et donc sur la dimension totalitaire de l’ambiance. La subtilité laisse sa place à la radicalité révolutionnaire sanguine du propos, les singes ne laissent aucune pitié et font chuter l'Homme de son piédestal après un déferlement impitoyable de fureur. Le film arrive à mettre en place, avec une rigueur efficace, la prise de pouvoir et l’élévation d’un leader, prêt à guider son peuple.


Trueba Jonás 

Venez voir (2021)

Deux couples discutent dans un long échange sur leur vision de la ville et de la campagne, d’avoir un enfant ou pas, du présent et du passé, mais surtout sur le fait de ce n’être pas vu depuis longtemps. Le couple de la campagne dit aux citadins de venir les voir pour rattraper le temps perdu. Nous sommes ancrés dans les échanges en apparence légère, mais au fond très sensible de l’œuvre. Le cinéaste accentue une séparation (un couple qui se sent éloigné de l’autre et se sent obligé de venir les voir) où la tension latente se joue dans les interstices du montage et d’une mise en scène incisive. La deuxième partie, antithèse de la première dans son cadre spatio-temporel et aussi, car plus rayonnante, s’attaque à l’idée de renouer des liens et de s’abandonner au relâchement et à la décontraction. Les scènes sont des micro-événements jovials du quotidien et se détachent peu à peu vers une rêverie évanescente, d’où cette promenade bucolique qui dévoile le dispositif cinématographique final. Trueba veut montrer la nature et la matière des choses, car en s’extirpant de la ville, les personnages retournent vers le réel et ne s’enferment plus (socialement et physiquement), ils s’ouvrent à la beauté ordinaire du monde.


Truffaut François

Fahrenheit 451 (1966)

« Je voulais faire un film où les livres seraient les héros de mon propos. » disait François Truffaut et quoi de mieux alors que d’adapter le chef-d’œuvre dystopique de Bradbury ? Montag vit dans un futur où les pompiers brûlent les livres car la société voit la culture comme un moyen de rendre malheureux la population, elle est une dictature voulant uniformiser la masse à la même égalité de « bonheur ». L'auteur construit le parcours intime d’un homme découvrant la puissance des livres alors qu’il était substitué de tout langage et totalement entouré par l’aliénation d’une humanité abrutie par la télévision et sa fausse interactivité. Truffaut parfaire à une ambiance étrange, un rêve dépossédé de communication, l’architecture rétro assemblé avec la nature campagnarde et ses détails comme la caserne rouge vive ou le monorail donnent un ton de malaise instable. Un film brulant, à l’image de ses pages qui se tordent et noircissent sous l’effet des flammes, visions cauchemardesques s’idéalisant à la fin lorsque la neige tombe dans la forêt, loin de la déshumanisation où des livres-vivants deviennent l'héritage de la culture et le moyen de se comprendre, de se connaître et de s’aimer.

Domicile conjugal (1970)

Maintenant marié à Christine, Antoine Doinel poursuit son chemin dans la vie de tous les jours et se confronte aux joies et peines du mariage. Truffaut se cale dans la veine des comédies à la Lubitsch, entre un réalisme léger et des situations insolites totalement séduisantes. Le cadre très vivant du cinéaste élabore une alchimie limpide sur ce duo qui s’aime mais se tire dans les pattes sans cesse et la venue de l’enfant apporte son grain de sel humoristique dans le quotidien d’Antoine. Mais la difficulté d’être père et d’avoir une femme engendre des situations de crise qui donnent un sentiment plus dramatique mais aussi romantique au film car le personnage se perd dans l’adultère et une autre culture : celle du Japon. La rupture est donc le fin mot de l’histoire avec un dernier au revoir dans la douce nuit des rues vides de Paris, sentiment de peine mais d’acception pour un Antoine qui voit en Christine une femme, une petite sœur mais surtout une mère. Domicile Conjugal est alors une œuvre amusante mais aussi d’une douce amertume faisant cohabiter toute l’ingéniosité d’un Truffaut farfelu et amoureux de ses personnages.

Les Deux Anglaises et le Continent (1972)

Les Deux Anglaises et le Continent, considéré par l’auteur comme son chef-d’œuvre, est le miroir inversé de Jules et Jim : un triangle amoureux avec un homme et deux femmes traitant de la douleur de l’amour tandis que le film de 1962 traité de sa beauté. L’auteur avait une intention particulière pour ce métrage, il voulait faire un film physique sur l’amour et non une œuvre sur l’amour physique d’où ce sentiment d’intériorité tranchante dans ses émotions. Ce sentiment est appuyé par la voix-off littéraire et blême de Truffaut puis la relation passionnelle et cruelle entre les personnages. Tiraillé entre deux sœurs, l’une expressive et chaleureuse, l’autre chaste et mystérieuse, Claude donne l’impression d’être un personnage tiré d’un roman classique, aspect accentué par le contexte de l’histoire : la Belle Époque et ses mœurs mais aussi par son esthétique : paysages impressionnistes, lumière pure et naturelle d’Almendros, fermeture à l’iris créant des portraits ovales, tableaux et sculptures qui traversent les décors… Un assemblage fructueux pour cette œuvre rude dans son apparence qui parle autant du chagrin d’amour, de l’attente, de spiritualité ou encore des conséquence du temps.

L'Histoire d'Adèle H. (1975)

Truffaut cite son film comme une histoire d’amour avec une seule personne à l’écran. C’est une adaptation de l’histoire d’Adèle Hugo, fille de Victor Hugo, dont l’histoire fut mise sous l’ombre par la célèbre mort de sa sœur et par l’œuvre immense de son père. Ces deux facteurs, alors qu’ils sont absents, hantent le personnage d’Adjani, qui partage l’intensité émotionnelle de son personnage et de sa passion extraordinaire. Mais sa passion va à sens unique, rejeté par son amant qui ne veut pas d’elle, Adèle tourne son amour à l’obsession et vers un absolu quasi religieux. Le réalisateur se fascine pour le visage de son actrice qu’il filme à bout portant, sans pratiquement jamais le quitter, comme s’il y avait un seul gros plan dans l’œuvre. Le récit est aussi porté par l’idée fixe du protagoniste, malgré le manque d’espoir et le fantasme qu’elle s’invente jusqu’à en être malade, son itinéraire tortueux reste rigoureux. Cette rigueur, nous la retrouvons dans la mise en scène dépouillée de l’auteur qui dissèque la pathologie délirante d’Adèle et de sa fièvre aliénante, le tout dans une tonalité uniforme qui absorbe la substance romantique pour divulguer seulement la destruction progressive de la femme.


Tseden Pema

Balloon (2019)

C’est à travers un regard-latex (un préservatif gonflé, plus précisément) où les deux enfants de la famille au centre du récit regardent émerveiller leur univers, que s’ouvre le film. Plan singulier qui démontre toute l’intention du cinéaste à propos de son sujet : celui d’entrevoir la part d’innocence (et la garder) dans une région du monde dont les rites et les croyances sont voués à disparaître. Sans que les enfants ne le sachent vraiment, le préservatif est au cœur des interrogations d’une famille des plaines du Qinghai (Tibet), victime du contrôle sévère des naissances du gouvernement chinois et du regard inquisiteur du voisinage. Elle est tiraillée entre les traditions ancestrales (aspirations religieuses, rites, réincarnation qui coince l’émancipation de la mère) et le monde moderne (la contraception, l’avortement), d’où Pema Tseden tire une œuvre entre conception anthropologique sur la vie rurale de cette famille et approche onirique qui fait éclore des rêves ensorcelants entre réel et imaginaire. Cette esthétique kiarostamienne permet d’alterner avec des regards frontaux et des visions d’une splendide insouciance sur une société voyant l’inévitable fin d’un temps-mémoire difficile à protéger.


Tyldum Morten

Passengers (2016)

Un blockbuster cloisonné et minimaliste à l’esthétique épurée, presque trop lisse avec un duo d’acteurs ayant des rôles peu originaux et sans surprise. Si le pitch de base est bon mais également les trente premières minutes qui laissent ce Robinson Crusoé du futur être seul dans cet immense vaisseau pour aller sur une nouvelle colonie, l’œuvre à des défauts d’un cahier des charges d’un blockbuster trivial. Le dilemme moral et cornélien amène à des questions philosophiques intéressantes (Dois-je la réveillais ou non en sachant qu’elle mourra dans ce vaisseau ? L’être humain peut-il vivre seul ?) mais jamais transcendé. Le film préfère se complaire dans une romance à l’eau de rose puis en survival avec une fin guimauve. Tout comme le questionnement autour de la moralité de cette entreprise - qui veut créer un nouvel Éden mais fait payer des milliers de dollars à ces migrants de l’espace - est à peine soulevé, prouvant bien l’objectif de cette œuvre, être trop conventionnel et léger.


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