[Critique] La Peste (1947)


Il est assez commun de dire que La Peste est un livre faisant un trouble écho à la période du Covid-19. En effet, le livre d’Albert Camus décrit avec précision toutes les étapes de la montée d’un fléau et comment il peut déstabiliser une société entière : ignorance, doute, méfiance, incrédulité, inquiétude progressive, confinement forcé, isolement, quarantaine, couvre-feu, séparations, isolement, l’appel à la liberté, hôpitaux noyés par les malades, enterrements rapides qui empêchent de faire un deuil correctement, vaccin que l’on espère salvateur, etc. Mais avant tout cet aspect évoque quelque chose de fort, car cette peste dont nous parle l’auteur, peut porter énormément de nom : nazisme, fascisme, communisme, colonialisme, génocide… et peut résonner avec des événements tantôt déjà arrivés comme la Seconde Guerre Mondiale et l’Occupation de la France par l'Allemagne, tantôt prophétique comme la guerre d’Algérie (le roman fut écrit sept années avant le début de la guerre.) La peste en question est donc l’allégorie du mal, de sa propagation et de sa contamination au cœur d’une civilisation, mais surtout au cœur de l’Homme. Mais alors comment suit-on ce récit ? Avec qui ? Et qu’est-ce qui fait que le livre est autant métaphorique et résonne avec un aspect historique ?

 

Premièrement, le narrateur (parlant à la troisième personne de lui-même, car il ne révèle qu’à la fin son identité : celle du docteur Rieux) nous explique que le récit est une chronique, c’est-à-dire un récit dans lequel les faits sont racontés dans l’ordre chronologique. Par ce biais, Camus donne de la distance à son sujet, comme si nous lisions les événements dans une enquête voulant relater les faits à porter informatif. Le ton paraît neutre, voire indifférent à l’égard de cette apocalyptique histoire, car elle est énormément documentée et produit un caractère à l’historicité réelle et très crédible. C’est aussi à l’image des répétitions déclenchées par l’épidémie, qui force sans cesse à recommencer pour la combattre. Le roman sait aussi se tourner vers un humour macabre et avec une ironie parfois noire. Ces éléments de style donnent plus de consistance aux étapes qui montent crescendo, à mesure qu’augmente le fléau, mais aussi à faire sentir la peur qui s’instaure progressivement. L’auteur donne également une précision vigoureuse de la ville et de son ambiance où se déroule tout ce cauchemar. C’est à Oran, en 1942, sous le soleil méditerranéen de l’Algérie et son apparence paisible où il ne se passe, en général, rien. Plusieurs personnages sont embarqués dans cette histoire, bien sûr le docteur Rieux, vecteur et témoin principal du récit, un humaniste qui lutte contre la peste avec un détachement presque serein (même lorsqu’il apprend la mort de sa femme, qu’il n’a jamais revue après son départ d’Oran avant le début de l’épidémie). Jean Tarrou, le voisin de Rieux, il tient sa propre chronique dans des carnets qui entrecoupent la chronique écrite par le docteur. Cet homme est l’incarnation de l’homme absurde vu par Camus, à la fois lucide et révolté, qui progressivement s’engage dans ce combat contre le fléau. Joseph Grand, un employé de mairie, obstiné à réécrire la première phrase d’un livre qu’il écrit, à côté de l’aide qu’il apporte à Rieux. Il se verra également atteint de la peste, mais survivra à celle-ci. Cottard, un homme trouble, qui profite de cette crise à des fins vicieuses et n’allant pas dans la même perception que les autres d’affronter la peste. Raymond Rambert, un journaliste voulant tout faire pour quitter la ville, afin de rejoindre sa femme. Mais il se détourne de cet objectif pour pouvoir soutenir Rieux et les autres. Ou encore, le prêtre Paneloux, qui condamne les habitants de la ville, car pour lui, c’est un fléau divin qu’il faut accepter. Chacun donne un certain point de vue et une approche différente à cette crise sanitaire. Chacun aussi représente quelque chose de symbolique, directement en rapport avec la résistance française lors de la guerre. Rieux est celui qui reste le même, ne baissant jamais les bras pour affronter l’opposant. Tarrou devient le symbole sacrificiel et courageux de la résistance, grâce à sa mort prenant des proportions héroïques. Grand incarne l’homme plus commun et ordinaire, celui qui a peur de nommer les choses, mais tente de faire comme il le peut. Cottard est le collaborateur, celui qui profite du système actuel et négocie avec le Mal pour survivre. Rambert est d’abord un égoïste avant de devenir le résistant arrivant sur le tard. Paneloux est le point de vue religieux, celui qui prône l’acception de la situation, mais meurt de manière mystique, comme puni par le fléau divin qu’il décriait. On notera d’autres personnages plus secondaires qui gravitent autour du récit comme la mère de Rieux, Castell celui qui développe le vaccin, le vieux voisin prenant à la légère tout ce chaos, Othon, un juge qui ignore la peste jusqu’à ce que son fils en meure et intervient pour aider le groupe (il est alors comme un homme qui s’engage dans la résistance après avoir pris conscience de l’atrocité)…

 

Mais tout cela ne résume pas le roman à un apport juste symbolique. Il est d'abord une œuvre réaliste qui pointe avec précision l’affliction autant physique que spirituelle qui souille les esprits et les corps des Oranais. Camus veut reconnaître l’absurdité de la souffrance au sein de la vie, car elle appartient, tout simplement, à la vie. Les descriptions peuvent alors être très crues, que ça soit avec la ville et l’odeur suintant et poisseuse du jour qui se tranche de façon étouffante dans l’air, notamment avec l’arrivée des rats qui meurent par milliers. Mais aussi ses nuits aux ombres ténébreuses et très noires (comme si c’était la peste, elle-même), comme pour mieux nous plonger dans la terreur solitaire de l’atmosphère (et en effet, la ville devient une prison, un lieu de l’exil hors du monde.) La chaire des malades est quant à elle, dépeinte dans un détail voisinant l’insoutenable. On pense à ses bubons constamment cités, ses espèces d’inflammation de ganglions saignants, faisant ressentir toute la nausée des descriptions. Également, la terrible souffrance que la peste produite sur ses malades et l’impuissance qu’elle engendre, comme la scène où un enfant souffre le martyre jusqu’à l’épuisement, devant les regards désarmés des personnages. Le tout ne tombe jamais dans le mauvais goût grâce au style à recul de l’écrivain français, ne cherchant jamais l’effet de choc et l’exploitation de l’effroi. Mais plus passionnant encore, ce sont les questions existentielles qui s’exorcisent avec la peste. En effet, les protagonistes ainsi que les habitants, sont désoeuvrés par cette maladie inarrêtable. Elle créait une morne monotonie dans la vie des gens, étouffe par les répétions des jours qui recensent de plus en plus de décès et donne l’impression que l’univers est sans avenir. Ainsi, le désespoir se mêle avec les blessures intérieures, les silences interrogateurs, les regards abattus, les réactions contrastées et multiples, les réflexions politiques ou morales et les raisonnements métaphysiques face à la mort, coupant par instants avec le ton impassible de l’œuvre. La fin laisse de l’espoir, après la disparition soudaine de cette peste, mais elle expose la façon qu’elle a de changer l’état d’esprit (elle peut affaiblir, rendre plus fort ou plus consciencieux) notamment à cause de ses conséquences. L’auteur s’interroge sur le rapport à l’autre en tant de pandémies, et comment chaque individu peut s’apercevoir qu’il appartient à une collectivité dans un événement aussi singulier, montrant que cette peste devient l’affaire de tous. Elle parle de l’Histoire, mais également de l’histoire des mentalités et comment tous les discours peuvent s’entremêler, se confondent et s’opposer.

 

Appartenant au « cycle de la révolte », La Peste, est donc une œuvre de résistance contre le Mal et malgré la difficulté pour résister contre elle (ici, cette résistance peut devenir absurde, tant la maladie est insaisissable), la lutte est nécessaire et vaudra toujours le coup. C’est un geste noble qui appelle à la compréhension du monde, et donc de l’Autre. Les épidémies sont cycliques, il y en a toujours eux à travers l’Histoire (la preuve, encore au XXIe siècle), elles permettent à l’humain de devenir humble et de ne pas se croire intouchable. Elles nous remettent au centre de notre existence, montrant que l’homme peut être condamné à ses souffrances, et à une morte injuste, voire dénuée de sens. Comme nous l’avons constaté, la peste est d’abord une maladie terrible, mais elle peut porter bien des noms, et Camus n’en cite aucune directement pour mieux rendre son propos universel et pointer tous ces fléaux monstrueux en un. Malgré la terreur qu’elle instaure, elle a au moins le privilège de révéler des héros qui ne se destinaient pas à l’être. Ils sont des êtres de tous les jours, banals et ordinaires, mais deviennent des héros grâce à cette lutte commune. Le romancier porte donc un regard très lucide sur son sujet, à la fois pudique et prosaïque, et englobe tout un raisonnement philosophique et relatif très fort qui permet de rendre résistant son livre à travers le temps. 


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