[Critique] Les Souffrances du jeune Werther (1774)


Succès immense dès sa parution en 1774, le court roman de Goethe est à la fois une œuvre traditionnelle et moderne. Traditionnelle pour sa forme épistolaire (très courant au XVIIe siècle), permettant de voir la subjectivité des souffrances du personnage et le portrait de ses émotions et de son âme. L’écriture est donc comme immédiate et spontanée, mettant en valeur les incertitudes, l’amour contrarié, les mouvements intérieurs et les contradictions de Werther. Grâce à ce genre, l’auteur retranscrit de façon jusqu’au-boutiste les passions intenses de son sujet, car les lettres sont d’un chaos enflammé, elles sont sans limites et d’une violence absolue. Mais plus le récit avance, plus les lettres se font silencieuses jusqu’à faire disparaître le personnage (dans ce cas, la narration devient interprétative et différée, « l’éditeur » des lettres comble le vide laissé par Werther) dans une mort brutale et tragique. Sa parole n’est plus présente alors qu’elle dirigeait le lecteur dans son histoire. La forme moderne du roman vient du suicide de son personnage qui fit scandale à l’époque, car c’était un acte considéré comme anti-moral et religieux et allant à l’encontre des règles sociales. 

 

Le roman de Goethe est aussi profondément romantique, par sa manière de faire un éloge rousseauiste à une nature paradisiaque que Werther met sans cesse en avant. Un retour aux premiers âges de l’humanité et à une nature primitive, pure et édénique dans laquelle la société n’était pas encore dans l’ombre des complexités, de la dépravation et du malheur. C’est un reflet à la fois biblique et homérique, une façon pour Werther de s’extraire de la société aristocratique dans laquelle il baigne, préférant la simplicité du bonheur d’une nature idyllique et cosmique. La naissance de ses sentiments pour Charlotte est celui d’un éveil printanier poussant le jeune homme vers le monde. En parlant de printemps, Goethe dépeint l’évolution des sentiments de son protagoniste en fonction du cycle des saisons, mais aussi, il transforme l’écriture de son personnage. Au printemps, elle prend une dimension lumineuse et sereine. En été, l’écriture est plus fougueuse et ardente, comme si sa passion brûlait de manière illuminée. En automne, le style devient plus morose à mesure qu’il entrevoit l’impossibilité de son amour tandis qu’en hiver, le style est sombre et très tourmenté. À l’instar d’une Nature créatrice et destructrice, les sentiments de Werther se métamorphosent. Toute la construction du livre se fait dans une dichotomie entre la première et la seconde partie : inspiration homérique puis ossianique, stabilité et instabilité, nomadisme et sédentarisme, apaisement et intranquillité, promenades ensoleillées et errances nocturnes…

 

Goethe en tire donc une œuvre élégiaque dont Charlotte et ses yeux noirs (dans lesquels se perd Werther comme dans une grotte) représentent une figure de l’impossibilité et de l’insaisissable. Elle devient le vide immense et manquant à la vie du protagoniste, renforçant l’impression de solitude. Cette impression naît aussi des lettres qui sont pour un personnage se trouvant en dehors de l’action et le lecteur ne voit jamais ainsi les réponses adressées à Werther. Il développe dans ses lettres, cette recherche de la solitude et s’isole progressivement en prétextant toujours un nouveau moyen de départ nécessaire afin de se retrouver avec lui-même. Il rentre toujours en lui-même pour trouver un monde. Comme dans le développe la philosophie des Lumières, Werther est un être autonome, un individu avec son espace privé et son intériorité, s’opposant aux cloisons limitées de la société. Le personnage ne veut jamais être limité à quelque chose, mais doit subir ces limites inévitables et douloureuses pour l’individu. 

 

Les limites, il les ressent dans un aspect humiliant où l’aristocratie discerne avec mépris la bourgeoisie (milieu d’où il vient). Il fait face constamment à des obstacles, fortifiant son inadéquation à la société dans laquelle il vit. Il est autant blessé dans son amour-propre que blessé amoureusement. Werther se sent comme un enfant innocent dans un monde hiérarchiquement cruel. Tout cela décuple son désir inassouvi et donc la souffrance à laquelle il se confronte dans une grande violence psychologique et physique. Le roman est donc d’une grande sensibilité où le cœur prend une place prépondérante et accentue la subjectivité perméable de la narration. Cela aboutit à un trop-plein émotionnel qui provient d’un regard se faisant exclusivement à travers les mouvements de l’âme de Werther. De là, découlent toutes les incertitudes, les hésitations et les non-dits du personnage qu’il ressent constamment en société et avec Charlotte, ce qui rend indicible et changeante sa perception de la réalité, dû également à son imagination renversante. Cette imagination, il a doit à son goût prononcé pour la lecture et c’est à partir de ses lectures et de ses références qu’il devient finalement l’écrivain de sa propre existence, valorisant la modernité de ce magnifique roman intemporel.


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