[Critique] Le Procès (1925)


Un beau matin, Joseph K. est accusé de quelque chose dont il ne sait pas l’objet. Coupable d’aucun crime, il ne sait pas pourquoi on l’arrête et ni par qui. De là, démarre tout le récit de ce roman étant sorti à titre posthume. En effet, Kafka a toujours refusé de publier son roman de son vivant. Un roman écrit par bribe, chose se faisant ressentir lors de la lecture, car la narration est éparse, en puzzle, sans ordre concrète, comme si c’était plusieurs petites histoires de tranche de vie qui sont alignées au hasard ou du moins par des ellipses entre chaque chapitre.

 

Le roman culte de l’auteur décrit un système oppressant et oppressif, à la fois aliénant et obscure. Il dénonce ce que peut devenir la notion de justice dans une dictature bureautique qui éclipserait les libertés individuelles sous des procédures anonymes et implacables. En effet, les rouages de la justice sont construites par des exécutants ordinaires : des greffiers, policiers, fonctionnaires, avocats et même voisins ou voisines. Tous ignorent les tenants et aboutissements de l’affaire, mais ensemble ils forment la machine qui va écraser le personnage. Chacun met sa patte dans l’entreprise de destruction pour éviter un jour d’en devenir la victime, d’où l’ambiance paranoïaque où tout le monde s’espionne. Kafka fut prophétique en ayant vu les futures dictatures bureaucratiques aveugles et autoritaires qui ont émergés comme celles du nazisme ou du stalinisme. Mais ce qui donne la particularité du récit est que le personnage est laissé en liberté malgré son accusation et son procès en cours.

 

Nous sommes en droit de se demander pourquoi Kafka décrit un monde aussi absurde ? Car effectivement l’œuvre ressemble à un long rêve irréaliste et peut se voir avec un autre niveau de lecture, celui du monde intérieur de Joseph K. On descend à la fois dans l’enfer bureaucratique que dans l’esprit d’un personnage dont le monde extérieur devient le reflet de son monde intérieur. On peut même y voir une auto-psychanalyse de Kafka qui à travers son avatar (le nom « K. » peut tout simplement celui signifier de l’auteur et ce dernier était agent d’assurance tandis que son personnage est employé dans une banque). C’est comme si Kafka avait écrit un journal intime décousue où il parle de solitude dans un monde où les personnages sont prisonniers dans un rôle. Des gens qui ne sont pas libres et tentent d’avaler K. dans leur monde pour lui imposer un rôle. Mais K. refuse de jouer le rôle, car il veut mener lui-même son procès pour être libre, sans l’aide d’innombrables avocats qui deviennent des sortes de psychanalystes. Peu importe ce qu’il éprouve, ses hypothèses et son raisonnement, le personnage s’enfonce dans son propre piège à force de vouloir démêler le vrai du faux et l'apparence de la vérité. Impossible pour lui de se justifier, il ne peut jamais saisir la notion de cette Loi qui le méprise jusqu’au bout et aucune des hypothèses faisant avancer le récit n'aboutissent avec des certitudes. Pourtant la quête de K. est foncièrement rationnelle et scientifique, car il fait des hypothèses pour tenter d'expliquer une réalité nouvelle et absurde faite d'apparence trompeuse et de faux-semblants. Le personnage ne fait que de se planter dans des contradictions du début jusqu'à la fin à cause d'un ennemi insaisissable dont il ne parviendra jamais ni à connaître les structures, ni à comprendre les fonctionnements. On peut d'ailleurs voir cet ennemi et ce monde comme un théâtre très expressif plein de spectateurs derrières leurs fenêtres et leurs portes. Il y a une outrance gestuelle et de l'insolite dans ce roman que l'on a souvent résumé à sa dimension uniquement sombre. On retrouve beaucoup de comique derrière cette ambiance angoissante, certes un comique terrible et noir, mais un comique autant burlesque que grotesque par moment.

 

Pour revenir sur la Loi en question, comme l’explique le prêtre que K. rencontre dans une cathédrale, est la métaphore de la vérité et le but de son existence que le protagoniste recherche toute sa vie. Le jugement peut se voir comme le sens de la vie, et d’après le prêtre, le jugement n’est pas important, car c’est la procédure qui devient le jugement. En gros, le sens de la vie n’existe pas et n’a donc pas de sens, car l’important c’est le processus que l’on met en place pour le découvrir. En cela, Kafka peut être vu comme un existentialiste, une philosophie bien connue qui pense que l’Homme est libre de sa propre existence et qu’elle subsiste en dehors de toute loi sociale, religieuse ou politique. Mais forcément cette liberté est suivi d’une angoisse et d’une solitude face à cette absence de déterminisme, de sens et de Dieu, cette Loi qui donnerait un sens à notre existence. Ainsi le procès de K. n’a aucun sens, il est absolument absurde et sans but précis, ainsi que son verdict terminant l’histoire avec une mort qui ne résout ou ne donne la lumière sur rien du tout. Avec ce roman, Kafka peut être vu comme un sorte de prophète de la terreur bureaucratique à venir et en même temps un dessinateur philosophique de la difficulté d'être. C'est également avec cette œuvre qu'on utilisera régulièrement ce terme de "kafkaïen" qui nomme le mal du siècle (la dépression névrotique, l'absence de sens dans notre existence), mais aussi le siècle du Mal (les États bureaucratique à la fois autoritaires, oppressantes et répressives.) Et cela rentre en adéquation avec le salut final de son personnage, désillusionné face à tant de justification impossible et qui à cause de ce labyrinthe d'hypothèse le mène à une mort certaine. 


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