[Critique] La Religieuse (1796)


Avec La Religieuse, Diderot s’attaque aux institutions de la religion, sans critiquer cette dernière directement et sa dimension spirituelle. C’est à travers la figure de Suzanne Simonin, jeune femme qui est forcée d’entrer au couvent et de prononcer ses vœux, que l’auteur fait de son roman une œuvre anticléricale. Mais bien plus que cela, il condamne les couvents, lieux, selon lui, qui écartent les individus de la société et pervertissent les sentiments naturels sans cesse écrasés et refoulés par ce système. Entiché de liberté, le personnage demande de retourner dans le monde, mais on lui refuse l’accès. Foudroyé par sa communauté et sa mère supérieure, parce qu’elle renie ses vœux, elle se voit transférée dans un autre couvent après un combat judiciaire, dans lequel sa nouvelle mère supérieure lui porte une tendresse exacerbée et des plus ambiguë.

 

Pour ce roman, Diderot s’est inspiré d’une mystification, celle de l’histoire de Marguerite Delamarre, une religieuse ayant été la victime de la cupidité de la famille et des couvents. Il a eu vent de cet événement par le biais d'un de ses amis, le marquis de Croismare, qui s'était intéressé au sort de la jeune femme. Diderot a eu la plaisanterie de lui adresser des lettres soi-disant écrites par la religieuse qui lui demandait du secours pour l'aider à sortir de ce cloître. Tombé dans le piège, une correspondance s'est entamée et pris par son propre jeu, l'écrivain à développer son histoire où ce joue un jeu complexe entre la vérité et la fiction, entre l’illusion et l’ironie. En travaillant de façon malléable son sujet d’origine, il met en vigueur toute sa conception de décanter le mélange trouble du réel et de la fiction, et de créer une fiction prépondérante qui fait un trait sur les pouvoirs artificiels de l’illusion. On pourrait y voir une farce cruelle où se mêlent humour et colère, pathos et cynisme, sadisme et tendresse, philosophie et érotisme. Et, en effet, Suzanne vit une réelle passion christique, cette dernière, à travers ses mémoires (du moins le récit nous est donné comme tel) transmet sa douleur, sa souffrance, ses privations, ses châtiments et ses injures. À travers la voix de Suzanne, c'est bien Diderot lui-même qui parle et impose dixit l'auteur : « Une effrayante satire des couvents ». Satire donc, mais aussi le livre est la voix d'une vérité engagée contre la complaisance carcérale et exigeante des familles et de l’Église.

 

Mais n'oublions pas que ses mémoires servent à vouloir attendrir le marquis, montrer qu’elle est une victime exemplaire au milieu de ces scandales chaotiques. Ce sont des mémoires subjectives, il se loge alors au sein de l’œuvre cette ambiguïté entre l’objectivité d’une chronique et un plaidoyer écrit par intérêt. Le personnage est plein d'illusions et d'ignorances, comme sa naïveté à ne pas comprendre ce que peuvent faire les femmes entre elles et à croire que l'extase sexuelle est un symptôme physiologique. Mais fait-elle exprès de ne pas savoir ce que c'est pour prouver son innocence idéale afin de mieux attendrir le marquis ? Est-elle rusé ou est-elle si crédule qu'elle veut le montrer ? Là se trouve toute l’ambiguïté provenant de son ignorance volontaire ou non, face à des cas comme l'homosexualité féminine.

 

Nous pouvons découper le roman en trois parties : la première se concentre sur le drame familial de Suzanne. On apprend que ses parents la méprisent au profit de ses deux sœurs, ils se comportent en bourreaux contre elle. La malheureuse apprend que sa mère culpabilise d'un péché qui pèse dans la balance de son cheminement. Cette dernière a eu Suzanne avec un autre homme, elle est donc une enfant illégitime dont le soi-disant père n'est finalement qu'un étranger la détestant. La mère veut absolument mettre sa fille dans un couvent afin de nettoyer égoïstement son péché, mais aussi pour éviter de partager l'héritage entre les sœurs. Le protagoniste devient alors la victime expiatoire de la famille, elle se sacrifie sans que jamais elle n'accepte réellement ce sacrifice.

 

La deuxième partie est celle du séjour dans le monastère de Longchamp. Elle qui était déjà dans une prison au sein de sa famille, elle subit le même sort où les religieuses mettent en œuvre leurs missions de manière glaciale. L'auteur instaure une angoisse profonde dans l'acceptation forcée des vœux du personnage, notamment par le corps qui se libère dans des symptômes morbides. Entre évanouissement, démence, folie, séquestrations, violences, crises nerveuses, colère ou encore idées noires sur le suicide et ses tentatives, l'auteur développe sur des sujets tabous tout au long du roman. C'est progressivement et dans un bel équilibre que Diderot instaure ces sujets explicites, car la partie débute d'abord comme l'idée d'une capture qui deviendra ensuite persécution. Protégé au début par la mère supérieure Moni, une femme plein de bonté et d'indulgence (mais qui reste un monstre de voyance et de prophétie), avec qui elle tient une union harmonieuse, cette protection sera temporaire, suite au décès de celle-ci. Il découle à partir de là un enfer ténébreux pour Suzanne où elle sera tenue à l'écart, emprisonnée, exécutée symboliquement, comme si elle avait Satan en elle. Mais les persécutions ne pas sont gratuites, car elles sont les réponses aux initiatives qu'entreprend Suzanne pour briser ses vœux. Elle se révolte contre la méchanceté des sœurs, mais on y retrouve une certaine complaisance et une forme de contentement à se délecter dans la faiblesse, pour on imagine, mieux toucher le marquis. Cela fait sentir une contradiction entre la façon qu'à la femme de s'élever spirituellement et son sacrifice chrétien, et son obsession de vouloir s'évader, tiraillé entre vouloir vivre et mourir. Le personnage de Diderot devient de ce point de vue un vrai sujet dramatique et passionnel.

 

Le transfert de Suzanne au couvent de Saint-Eutrope, près d'Arpajon, peut être vu comme la troisième partie. Ce couvent se veut comme le contraire de Longchamp où tout était sinistre, austère et froid, car celui-ci est plus aimable, sensuel et confortable. Dans ce lieu, on joue, on rit, on fait de la musique et de la broderie, on mange et on boit, on s'épanouit dans un bien-être. Mais pourtant, le cauchemar continue, car la nouvelle mère supérieure, qui succède à une mère supérieure illuminée (Moni) puis une mère supérieure, cruellement sadique et superstitieuse (Sainte-Christine), est une maniaque sexuelle et complètement névrosée. C'est dans cette partie que Suzanne joue de sa soi-disant innocence et qu'elle est prompte à jouer la comédie. Finalement, elle arrive à s'enfuir, mais sa vie continue dans une misère déchirante, presque admise à l'hôpital et violée par un moine, elle devient une pauvre lingère. Ses mémoires se terminent sur un appel à l'aide où elle fait un subtil chantage au suicide, démontrant encore l’ambiguïté de ce personnage qui pour conclure se dit un peu coquette, mais naturellement et sans artifice.

 

Pour conclure, La Religieuse, à travers sa fiction pathétique et son argumentation passionnelle, fait une critique satirique des couvents, lieux chers aux institutions de la religion où derrière son apparat de lieu sacré, se loge les haines les plus abjectes. Un endroit également qui était pour les familles bourgeoises et de la haute noblesse un moyen de faire disparaître des enfants considérés comme indignes. Diderot veut démanteler le confort moral et hypocrite (souvent tourné autour de la question de l'argent) entre le pouvoir, l’Église et la famille. C'est également une œuvre philosophique avec une idée de perfectionnement inter-générique entre le théâtre et le roman où les deux s'influencent mutuellement. Elle met en exergue la question de l'être humain (et spécifiquement de la femme dans ce cas) contraint à vivre contre sa nature et la nature humaine dans un lieu infernal et clos où l'humanité ne peut pas y entrer. Pour Rousseau, ce monde clos et protégé de l'extérieur serait une aubaine, car pour lui, l'humain n'est pas un être social (il a une idée métaphysique de l'Homme et de sa nature) tandis que pour Diderot, qui pense tout le contraire, cette vision close du monde est un cauchemar. Lui ne voit que les contradictions, car l'Homme prend sens seulement dans sa relation avec autrui. S'il cherche à s'enfermer, il se détruit inéluctablement, traversant les pires étapes de l'existence : la mélancolie, l'obsession du suicide, la diffamation, la haine, la cruauté, la frénésie sexuelle... Et si même dans l’œuvre les femmes ne sont pas cruelles comme à Longchamp, elles sont des êtres sans substances comme à Saint-Eutrope. Diderot reproche alors à la religion d'avoir ignoré la nature sociable de l'Homme au profit du salut individuel qu'elle a forgé comme un mythe.

 

Enfin, le plus passionnant est le cas ambigu de Suzanne, personnage pathétique qui touche lorsqu'elle demande à Dieu sa libération, mais aime jouer sur sa Passion christique (pour probablement attendrir le marquis), comme si malgré elle, l'esprit du cloître l'avait gangréné ou parce que sa coquetterie naturelle lui forme une falsification mystique. Elle représente une victime comme tant d'autres que l'on trouve dans le roman et pas forcément celles qui ont été contraintes d'y être amenés. À travers ces mères supérieures ou les sœurs proches d'elle, l'auteur fait le répertoire des névroses de ses femmes, dépassées par leur vocation, qui s'exorcise par l’aliénation morbide du cloître. Nous pouvons dire que La Religieuse est une œuvre à la violence profondément tragique et funèbre, mais qui garde toujours sa pincée satirique et ironique, rhétorique et philosophique, afin de toujours nuancer un propos visionnaire.


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