Annotations
La Légende de Zatoichi : Le Masseur aveugle (1962)
Tuer ! (1962)
Le Sabre (1964)
La Lame diabolique (1965)
La Légende de Zatoichi : Le Masseur aveugle (1962)
Le Masseur aveugle est le premier film d’une longue saga, celle d’un yakuza aveugle et solitaire, un personnage de déclassé social ayant son propre code de conduite, qui intervient dans le monde des voyants en gravitant autour des personnes en détresse*. Misumi met en lumière le trope du guerrier handicapé ayant des capacités quasi surnaturelles et un sorte de sixième sens. En effet, le héros, malgré sa cécité, est un expert du sabre, capable d’éradiquer son adverse en un éclair. Mais l’auteur ne réalise pas un chanbara baroque, il se concentre plutôt sur un drame intimiste et psychologique, ponctué de rares scènes de combats fulgurantes. Son ambiance pessimiste, ses décors mizoguchiens, ses enjeux posés calmement, sa lenteur au montage tranchant, son noir et blanc imprégné de clairs-obscurs et sa précision composée donnent un caractère austère à l'œuvre. Elle décrit un monde violent où les clans n’ont plus de valeur, car ils ne sont qu’arrivisme, corruption et lâcheté. Zaitochi joue un double jeu entre les camps pour les voir s’anéantir, il lutte contre eux, mais aussi contre lui-même afin de ne pas sombrer dans les ténèbres pour garder toute moralité, dignité, droiture et honneur, quitte à être dans la marginalité.
*On le voit à l’admiration qu’il voue à Hirate, un ronin engagé par le camp adverse au sien, ayant contracté la tuberculose. Les deux ont un respect mutuel, uni par la solidarité de la faiblesse et de l’infirmité, mais leur code veut qu’ils s’affrontent à la fin dans un combat à l’empathie mutuelle.
Il est intéressant de noter la façon qu'à Misumi de filmer Zaitochi, souvent dans l’incapacité à occuper l’écran, le renvoyant ainsi à son statut d’errant marginal toujours mit sur le côté. Lorsqu’il se bat, ses mouvements sont restreints, donc la mise en scène se fait plus statique et les combats sont d’une brièveté brutalement soudaine. Sa différence se fait ressentir aussi dans sa technique particulière de combat en tenant le sabre par le bas. Enfin, le personnage à un sens proprioceptif différent et très développé par rapport au commun des mortels, et le générique en négatif, le jeu de gros plans, ses mimiques et sa façon de mieux voir qu’un voyant ce qu’il y a dans le cœur des gens (c’est ce monde vil et désenchanté qui est finalement aveugle), tout cela appuie sur la personnalité mélancoliquement étrangère de l’homme.
Tuer ! (1962)
À l’instar de Zaitochi, Shingo est un guerrier portant une fêlure et un handicap social, chez lui symbolique. En effet, sans cesse renvoyer à ses origines troubles, le personnage est un orphelin solitaire qui a dû se transcender pour surpasser une condition aliénante ainsi qu’une société hiérarchisante contre laquelle il tente de préserver une pureté d’âme. Mais en prenant la voie du sabre, il est voué à un destin tragique, fait de fureur et de sang, de vengeances désespérées, d’intrigues politiques et dont l’esprit devient de plus en plus noir à mesure qu’il perd des êtres autour de lui. Il ne peut lutter contre une forme de nihilisme funeste qui s’assemble avec le regard froid, affûté, concis et l’élégance distanciée du style. Mais Misumi n’en oublie pas l’émotion pour toujours révéler la vérité profonde de Shingo et de sa psyché ébréchée. Elle est traduite par un montage elliptique qui renvoie aux visions hantées de l’homme et également par une beauté esthétique à la poésie abstraite et aux couleurs éblouissantes. La séduisante plasticité lyrique contraste avec la pulsion de mort qui anime le sujet et à ses affrontements fugaces aux mouvements de sabres brefs et vifs, faisant du film un drame épique loin des chambaras réformateurs.
On notera que c'est le premier film de la Trilogie du Sabre, elle est poursuivie par Le Sabre et La Lame diabolique. Dans les trois films, nous retrouvons l'acteur Raizō Ichikawa qui incarne à chaque fois le rôle principal.
Le Sabre (1964)
Misumi adapte Mishima dans une histoire d’un maître d’école de kendo, tenant un club sportif aux règles hiératiques disciplinaires. Le réalisateur décrit un personnage handicapé face à la modernité, attaché au passé et à l’idée de pureté, de sincérité et de ritualisation. Il se voit frustré spirituellement face à une modernité vide de sens, superficielle, matérialiste et sans idéaux. À la fois sombre, désespéré et violent, Le Sabre raconte une lutte sourde, celle d’un pays aux valeurs réactionnaires, déréglé par une jeune génération avide de renouveau et voyant le kendo comme un simple divertissement. Ce film tranche avec les œuvres habituelles de l’auteur (même s’il filme ce récit contemporain comme un drame historique) notamment dans la façon de montrer les combats*. La composition savante du cadre et le découpage d’un noir et blanc aveuglant accentuent l’ascétisme et l'obsession mortifère de son sujet. La fascination pour la droiture du personnage est contrebalancée par le regard distant et sans jugement de Misumi qui dévoile l’archaïsme de ses méthodes et sa disproportion au sacrifice, lui qui préfère mourir que de vivre dans un monde d’illusion afin de figer l'éclat à une vie qui n’aurait plus de sens.
*Dans le film, Misumi montre des binômes et des cohues multiples qui s’entraînent jusqu’à l’épuisement dans des mêlées désorganisées. Il fait sentir de façon saturée le fracas des lames de bois qui s’entrechoquent dans une infinie répétition de coups d’estoc. L’auteur refuse l’émerveillement pour les combats, car ils sont souvent vécus en arrière-plan, étant donné que son but est d’exposer le chemin moral conduisant à la maîtrise de cet art. D’ailleurs, il pointe l’enjeu psychologique des personnages avec des gros plans qui découpent souvent sur l’action se déroulant dans la profondeur de champ. De cette façon, le film pénètre le monde par le filtre de la pensée de ses protagonistes, notamment celle des élèves subissant l'embrigadement d'un maître vu comme un Dieu, mais qui pour certains devrait être ramené au réel et à sa simple humanité.
La Lame diabolique (1965)
La Lame diabolique reprend les contours de Tuer avec cet enfant orphelin, adopté puis qui va découvrir la malédiction de la voie du sabre et sombrer dans une spirale de violence. De même, sa naissance est trouble et entourée de rumeur, il serait le fils d’un chien. De ce fait, il se voit condamné par le monde extérieur et sa vie est conditionnée par cette naissance contre-nature. Mais à l’instar des autres héros misumien, il a une aura surnaturelle et des compétences spéciales, comme son contact mystique avec la nature ou sa vitesse extraordinaire, d'où le fait que le film flirt avec le fantastique et la mythologie. C’est un personnage tiraillé entre la malédiction de son sabre, et son rêve de Jardin d’Eden, produit par son talent de jardinage et sa façon d’élever son âme par la contemplation de la beauté. Le personnage alterne entre la vie et la mort, la végétation luxuriante qui le transcende spirituellement et le monde mortifère du sabre lui faisant vivre un enfer intérieur. Il se rebelle et dépasse sa condition par l’émanation de sa beauté intérieure, représenté par la picturalité chatoyante et la plasticité fulgurante de l'esthétique, mais il reste un héros tragique, se voyant fatalement disparaître dans la nature et se dérober au monde.
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