[Cinéma] RIVETTE Jacques (1928-2016)

Annotations 

Le Coup du berger (court-métrage) (1956)

Paris nous appartient (1961)

Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (1967)


Le Coup du berger (court-métrage) (1956)

Considéré comme l’un des premiers films officiels de la NV*, Rivette met en scène à travers une métaphore d’un coup d’échec, un récit adultère dans un milieu bourgeois emprisonné dans ses apparences. L’auteur fonde son principe de mise en scène dans une stratégie formelle comme si chaque déplacement d’un personnage valait comme une pièce d’échec. Ainsi, avec une rigueur impeccable et une démonstration impitoyable, il agence progressivement une conspiration muette jouant sur un art du simulacre et une représentation formée sur l’analogie, la déduction et la signification. Toute fiction pour Rivette est égale à un petit complot, d’où le fait que le récit s’inscrit sous la marque du leurre, de la ruse et de l’allusion. Il montre qu’un complot, même intime, ne peut pas être réfléchi sans la présence (in)directe de plusieurs personnes. Avec le mystère de cette fourrure et de la contenance de la valise, le film titille notre curiosité et donc nous interroge implicitement sur ce qu’il y a derrière les apparences. Enfin, ce premier essai combine l’observation d’une réalité sociale à un temps donné (l’oisiveté d’une classe à l’économie prospère) et la mystification ambiguë qui se superpose à ce réel pour mieux le dénicher et renverser l’échiquier.

 

*On le voit par la présence de l’esprit de groupe des Cahiers, l’apparition de certains dans le film et à la technique (dont Chabrol au scénario, qui raconte, déjà, le récit d’une femme bourgeoise infidèle aux prises avec des masques), le recul réflexif sur la passion pour les maîtres-aînés du cinéma américain et européen ou encore l’éthique sur la conjonction entre filmer avec peu de choses et avec une équipe réduite.


Paris nous appartient (1961)

Le titre est trompeur car « Paris n’appartient à personne », la phrase de Péguy annonce la couleur : celle de l’illusion de réussir alors que les personnages échouent dans leur quête respective. Gérard veut adapter du Shakespeare avec sa troupe théâtrale, tandis qu’Anne veut devenir actrice, mais ils sont seulement le fruit d’une machination dans un Paris quadrillé par un complot invisible, impitoyable, mais surtout nébuleux*. Rivette pour son premier long-métrage offre une enquête labyrinthique qui piège ses sujets dans une toile arachnéenne diffusant une menace constante. On ne sait pas qui tire les ficelles dans un complot possiblement mondial, d’où le sentiment de force obscure qui donne cette incertitude au réel et d’être déplacé dans un échiquier. L’auteur mélange ses influences du film noir au néoréalisme, de Borges à Welles, de Rosselini à Lang, de Balzac à Kafka, pour mieux greffer son propos dans un récit densément ombrageux nous faisant perdre le fil. L'exploration des zones secrètes de la capitale, celles des films de Feuillade, entre les toits et les chambres de bonne, devient l'initiation d’une étrangère innocente ne pouvant comprendre ce monde étrange, mais qui, à la fin, apprendra à se faire sa propre opinion. 

 

*Les complots sont multiples et ont plusieurs noms : on parle de maccarthysme, de fascisme espagnol, d’espionnage, d’annonce de l’apocalypse… Le tout pointe surtout une sombre fatalité ambivalente pendant une période trouble. D’une certaine manière, l’auteur, sans expliciter de nom et de terme, veut questionner l’impuissance politique des gens face à un durcissement des pouvoirs, et c’est, notamment, l’émancipation de la femme à propos de ce pouvoir que nous raconte le récit. 

 

L’œuvre peut se voir comme un théâtre géant, d’où les nombreuses répétitions théâtrales que capte le cinéaste, mettant en lumière le travail cinématographique de ce dernier. En effet, le film fut tourné sur treize mois et la durée totale du projet fut étirée sur trois années. Pour Rivette, le tournage et le cinéma sont un organisme vivant qui doit encore vivre même une fois le film terminé. Ce rapport à la durée et au temps influence l’opacité de cette réalité parallèle à la fois supposée, délirante, potentiellement invention, mais en même temps bizarrement probable.


Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (1967)

La Religieuse est une adaptation visant comme Diderot* à critiquer l’hypocrisie d’instrumentalisation du milieu cléricale qui outrage la notion de liberté. Dans ce huis clos au dépouillement bressonien, Rivette filme la lente mortification de l’âme de son héroïne qui aspire à être en dehors de ce décor cloisonné. Il capte un contre-espace, celui de l’espace rêvé de la fuite et du hors-champs qui s’invite par le son. Les bruits égayants de la nature animent la tristesse des pièces et couloirs que le corps de Suzanne hante comme un spectre. Le rapport dialectique entre l’image et le son traduit le manque, l’imaginaire et le désir de liberté de celle-ci qui rend aussi perceptible son temps subjectif dont l’œuvre joue sur sa dis-continuité et son immobilité. Ainsi, la mise en scène rappelle sans cesse l’impossibilité de s’évader de sa condition de religieuse, que cela soit dans l’austérité aliénante du couvent avec ses couleurs glacées ou l’abbaye en apparence plus bucolique et chaleureuse, mais qui vampirise le corps de la femme. L’auteur établit un théâtre d’oppression et de complot amenant à une circulation d’un espace carcéral à un autre et la tragédie inévitable de Suzanne, celle de ne pouvoir habiter aucun monde**. 

 

*La différence avec le livre est que Rivette fait le choix de ne pas s’attacher exclusivement à la conscience individuelle de Suzanne en étant la conscience d’un témoin qui recueille, constate et rapporte les événements. Tandis que Diderot faisait le choix de raconter uniquement le récit de Suzanne à travers une lettre écrite de la propre main de cette dernière, donnant un caractère plus ambiguë aux événements, car l’héroïne fait cette lettre pour avant tout attendrir le marquis qui pourrait éventuellement l’aider. On peut noter que les deux œuvres ont cette aspérité à mélanger les pratiques artistiques et notamment pour Rivette à mêler roman, peinture cinéma et théâtre, afin d'interroger le rapport entre réel et imaginaire, entre vie et scène. 

 

**Le personnage traverse plusieurs espaces qui coïncident avec plusieurs milieux sociaux : la bourgeoisie, le clergé, les artisans-paysans et à la fin la noblesse libertine. On peut dire qu’elle change de robe à chaque fois qu’elle enjambe une nouvelle frontière spatiale. Cela montre en même temps qu’elle ne peut s’adapter à aucun milieu, car elle est à la fois trop dédiée à Dieu pour se livrer aux plaisirs terrestres et trop entiché de liberté pour vivre enfermé sous le joug du couvent.


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