C’est une évidence de dire que Dracula a influencé tout un pan du genre de l’horreur, du fantastique et du gothique romantique. Il est une pierre angulaire de l’imaginaire et a su marquer les esprits de toutes les générations à venir. Stoker a imposé la mythologie du vampire à tout jamais et a influencé nombre de progénitures et d’adaptations en tout genre qui s’inspireront (in)directement de son œuvre. Mais à quoi doit-on le succès légendaire et intemporel de ce livre qui a éclipsé son propre auteur ?
La première force du livre se trouve dans sa structure. Il se compose d'une série de lettres écrites par les différents protagonistes, mais aussi d’extraits de leurs journaux intimes. Cela apporte une impression de crédibilité, car les documents paraissent réels, comme si nous étions les témoins directs des différents points de vue des personnages. Avec ce mélange de temporalités, d’espaces et de voix, un suspense latent et une peur de l’inconnu s’installent, car une implication se met en place. Nous savons certaines informations que certains n’ont pas, donnant cette forme de décalage dramatique. De plus, ces différents documents s’incluent directement dans l’action du récit. En réunissant tous les documents et les témoignages de tout le monde, les personnages peuvent les utiliser afin de mieux comprendre ce Mal mystérieux qu’ils doivent affronter.
Mais évidemment, la principale force du livre est le Comte Dracula, qui hante chaque page de l’histoire. Sa présence est finalement minime dans la narration, souvent en hors-champ, mais il est au centre de l’attention du groupe entier qui tente de le combattre. Leçon classique, mais terriblement efficace : moins nous voyons le monstre, plus l’horreur et la peur sont amplifiées. De plus, il sait cultiver les contraires, en étant à la fois un être d’une politesse exquise et d’un raffinement élégant, mais également un monstre cruel et une entité insaisissable puissante. En effet, c’est un vampire, donc il peut marcher sur les murs, se transformer en animal, en brouillard ou en poussière, il peut contrôler les intempéries et les bêtes, il a une force surhumaine et il peut hypnotiser et contrôler les esprits. Mais ce qui fait de lui un parfait antagoniste, c’est qu’il a ses failles : il craint la lumière du jour, il ne peut entrer dans une maison sans être invité, il répugne les signes de la religion et les gousses d’ail, mais surtout il est un être maudit procurant de la peine. En effet, son immortalité le rend profondément solitaire et son goût pour le sang le rend dépendant. Ses propres pouvoirs se retournent contre lui, créant ainsi une malédiction perpétuelle que même ses victimes ne désirent pas ; à côté de cela, ils préféreront toujours la mort. Dracula est un mégalomane voulant tout posséder et mettre le monde à son image, en même temps c’est un martyr qui transforme sa souffrance en cruauté. C’est au final un personnage au romantisme noir, inspiré de Vlad III, un prince de Transylvanie du XVe siècle, connu pour sa brutalité et sa tyrannie et qui était en guerre contre l’Empire ottoman.
Les personnages du livre ne sont pas des plus passionnants, car ils sont des exemples de bonne moralité, de justice, d’innocence, de pureté, de naïveté pour certains. Leur solidarité indéniable est touchante, mais ils ne sont certainement pas des personnages aussi légendaires que Dracula. Par contre, le fait d’intégrer des personnages aussi propres sur eux contre un antagoniste aussi profond et maléfique permet d’instaurer des thèmes symboliques et sous-jacents, une dualité dichotomique passionnante. Le groupe de personnages représente une bonne société victorienne lisse qui se voit secouée par la perversion de Dracula. Ainsi, l’œuvre n’a de cesse d’affronter les contrastes : le Bien contre le Mal, la Nuit contre le Jour, le Passé contre le Progrès, le Profane contre le Sacré, la Laideur contre la Beauté, la Corruption contre la Pureté, le Péché contre la Sainteté ou encore le Sexe contre la Chasteté. Il faut lire entre les lignes pour voir comment Dracula traduit nos peurs inconscientes, nos fantasmes et nos pulsions, faisant de ce dernier une figure psychanalytique. Car la part d’érotisme est très présente dans l’histoire : Dracula représente la tentation, celle de ne pas céder à celle-ci en la réprimant. Par exemple, Jonathan, lorsqu’il se trouve dans le château de Dracula, voit les sœurs du comte qui veulent de son sang. Horrifié par cette vision, le personnage est en même temps fasciné. Dracula lui-même, en plantant ses dents dans le cou de ses victimes, centralise l’idée d’une connotation sexuelle et pulsionnelle. C’est un désir de sang qui lui est vital, comme une pulsion sexuelle frénétique incontrôlable. Lorsqu’il mord Mina, la femme de Jonathan, devant les yeux de ce dernier, on peut y voir une forme de tromperie et, bien pire, de viol. Le talent de Stoker est de ne pas appuyer sur ce sujet, nous laissant interpréter la signification de ces terribles morsures. L’œuvre en devient donc très charnelle et sensuelle. Pourtant, l’auteur était bien intégré dans les mœurs puritaines de la société victorienne de son époque, mais par moment, il fait quelques entorses à la convenance plutôt coincée de cette période.
Pour finir, l’œuvre met en contraste la modernité et la tradition. Les personnages comme Van Helsing et le docteur Seward sont des médecins et des scientifiques qui ont une vision positiviste et rationaliste du monde. Ils utilisent des connaissances médicales et psychiatriques pour comprendre et combattre Dracula, qui lui représente une figure archaïque, issue des superstitions anciennes. Ses pouvoirs surnaturels viennent d’anciennes traditions et de vieux mythes. C’est une dualité entre le rationnel et les forces obscures du passé, le progrès et la régression. Le livre fait ressentir ce contraste dans les paysages, entre ce Londres urbain avec une technologie avancée (les personnages se déplacent très rapidement en train, utilisent des outils modernes pour enregistrer leur journal intime) et le château sinistre, totalement isolé du monde, de Dracula, qui appuie sur la charge gothique de l’œuvre. On pourrait y voir une contradiction dans le fait que les personnages font appel sans cesse aux forces de Dieu pour les aider, mais Dieu est la réponse à cet inconnu qu’ils n’arrivent pas à saisir. La religion et surtout la foi chrétienne servent à vaincre ce Mal ancestral, tout en s’alliant à leur savoir scientifique et médical. Cela donne un côté certes manichéen, mais en même temps, le livre prend en compte cette transition difficile entre le nouveau et l’ancien à tous les niveaux. C’est une vision utopique où la science et la religion travaillent main dans la main, comme pour mieux s’adapter à un monde en pleine transition.
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