[Cinéma] ROSI Francesco (1922-2015)

Annotations

Salvatore Giuliano (1962)

Main basse sur la ville (1963)

Le Moment de la vérité (1965)

Cadavre exquis (1976)


Salvatore Giuliano (1962)

Cette œuvre inaugure le style de Rosi, celui qui inspirera les films de complot hollywoodiens, avec cette forme scientifique : celle de l'analyse méthodique et de l’enquête rigoureuse pour décortiquer les mécanismes du pouvoir qui se révèlent une fois les apparences dévoilées. Il construit une œuvre documentée et mobilise une réflexion globale et historique sur le contexte entourant la figure de Giuliano, grand personnage populaire indépendantiste italien de l’après-guerre, afin de démystifier cette figure légendaire qui n’était que le pion d’une structure liant une politique véreuse et la Mafia*. Le personnage, peu visible, n’est qu’une figure abstraite, évitant ainsi toute identification psychologique. Pour coller à cette complexité, le film orchestre un va-et-vient entre le passé et le présent, refuse toute linéarité puis évite toute emphase pour s'intéresser au factuel. C’est une authentique peinture d’une guerre décoloniale jonglant entre les rafles, les conséquences sur les villageois et les guérillas dans ces montagnes menaçantes. L’univers hermétique appuie sur l’hostilité d’un environnement où le danger peut surgir de partout et surtout des mains sales d’un poison insidieux, celui des institutions corrompues.

*Rosi inclut une dichotomie en adoptant un regard très concret tout en traitant, de manière sous-jacente, le personnage de Giuliano de façon mythologique et mystérieuse, sans jamais le glorifier. Giuliano est présenté comme une silhouette entourée d’apôtres et de traîtres, fruit d'un combat politique transformé en action criminelle. Bien que son statut de héros populaire soit reconnu, il n’est, en réalité, qu’un bandit élevé au rang de colonel par un mouvement en quête d'icônes. Le fait de le voir rarement permet surtout de dresser un portrait de la Sicile et de la tragédie d'un peuple et d'une terre subordonnés à la puissance de la Cosa Nostra.


Main basse sur la ville (1963)

Œuvre que l’on peut qualifier de film-dossier, "Main basse sur la ville" est un pamphlet critique et politique sur la corruption et les magouilles politique au sein du monde immobilier. Des hommes d’État veulent construire des bâtiments neufs à la place d’anciens appartements habités par la classe populaire de Naples sauf que la mort d’un enfant lors d’un chantier pose problème pour les prochaines élections et certains politiciens veulent alors cacher cette sombre affaire. Comme pour prouver la véracité de ses images, l’auteur utilise un style proche du néoréalisme lors de l’effondrement du bâtiment tandis que la mise en scène est plus stylisée par la suite. Le noir et blanc précieux et sophistiqué de Di Venanzo y est pour quelque chose et convient à la haute position sociale des politiques avares dans leur tour d’ivoire aux panoramas soignés de la grande ville. Mais les scènes hautes en tension restent celles dans la salle de conférences où s’opposent les plusieurs divergences politiques et débats totalement désorganisés et incompréhensibles. Une attention voulue pour appuyer le portrait social d’un système véreux, égoïste et complexe qui ont la mainmise sur sa ville et sa population.


Le Moment de la vérité (1965)

Le moment de la vérité est le premier film en couleur de Rosi. Cette œuvre, tournée en Espagne, suit l’ascension et la chute d’un paysan qui devient un célèbre torero. Avec la volonté d’être au plus proche de ce rituel cruel et tragique, le cinéaste filme les préoccupations sociales bien réelles du personnage, qui est un sous-prolétaire sans illusion dont le seul moyen de s’en sortir est la tauromachie. Sa trajectoire est celle d’un être constamment exploité : d'abord comme main-d'œuvre dans une société industrielle, puis comme vedette toréador exploitée par un impresario qui le noie sous les contrats. Même riche et célèbre, il reste le jouet des paillettes de la bourgeoisie, car il doit payer le prix du luxe et de l’argent. Il devient autant une bête de scène que les taureaux qu’il affronte pour satisfaire la violence appétissante d’un public qui lui brûle les ailes. Rosi mêle à la fois la fascination pour les rituels religieux et les corridas, les foules en délire, mais aussi la peur de mourir d’un matador et la brutalité qui n’épargne jamais la cruauté et la souffrance animale. Sans complaisance ni moralité, l’auteur filme un univers impitoyable dont le protagoniste devient un martyr dévoué à un divertissement barbare, prêt à tout pour atteindre un but illusoire.


Le film part d’une base totalement documentaire et introduit des éléments de fiction au gré de l’avancement du personnage. Comme le veut le style du néoréalisme, les acteurs sont des non-professionnels. Le tournage débute sans scénario, il se construit au fur et à mesure, et les prises de vues se déroulent dans les mêmes conditions qu’un documentaire. Comme cela s’est produit en Italie, le film montre les préoccupations de ces grands mouvements de population (l’homme quitte sa rude campagne pour chercher du travail à Barcelone) afin de sortir de la misère sociale. La tauromachie devient alors la métaphore de la violence imposée par le pays, pointant du doigt les conditions du prolétariat. Ainsi, la captation des corridas est faite avec une honnêteté brute, en évitant le moindre trucage ou le moindre geste épique. Vu comme un demi-dieu par les Espagnols, le toréador devient une figure mythologique, d’où le processus opératique de cette cérémonie sang et or qui donne un aspect sacrificiel à cet homme dont la destinée ne peut que le faire succomber à la mort.


Cadavre exquis (1976)

Francesco Rosi a établi les bases du « film dossier », pourtant, Cadavres exquis s’écarte de cette approche scientifique et documentaire. Pour la première fois, Rosi adapte un roman, respectant d’une certaine façon les codes du polar criminel tout en s’en écartant. Contrairement à une enquête classique où le coupable est arrêté, le film de Rosi présente une histoire où l’enquêteur se perd dans un labyrinthe où les vérités simples ne suffisent plus et découvre une conspiration beaucoup plus vaste. Il voit que cette série d’assassinats de juges, qui cherchent à arrêter le réseau de la mafia, est contrôlée par des figures plus puissantes et obscures qui utilisent le climat de violence pour instaurer un état oppressif, manipulant la situation à leur avantage.

Ancré dans un contexte fictif, le film évoque le terrorisme et les complots des extrêmes qui ont marqué l’Italie des années de plomb. Mais Rosi crée un polar métaphysique qui transcende les simples intrigues criminelles et se distingue des « fictions de gauche » grâce à sa profondeur philosophique. Il dépeint une société corrompue où le pouvoir est un vaste réseau de surveillance, rappelant le film Conversation secrète, notamment dans sa dénonciation de la technologie au service d’un État despotique. L’atmosphère paranoïaque, angoissante et inquiétante, aux frontières du fantastique, est très présente. Elle broie Lino Ventura, qui incarne cet inspecteur intègre, et qui progressivement voit ses valeurs s’effondrer face à la corruption des institutions et de la justice. Son impuissance face à des forces tentaculaires, opaques et invisibles ajoute une dimension tragique à son personnage. Ses incertitudes deviennent ses certitudes face à ce pouvoir secret et plus que criminel où cohabitent le pouvoir en place et le parti d’opposition.

La vérité n’est pas toujours révolutionnaire, comme en conclut le film. En cela, l’auteur nous dit qu’il faut creuser toujours plus que les vérités dialectiques, car elles se trouvent dans une compréhension plus critique des mécanismes qui, souvent par leur automatisme, instaurent des personnes se trouvant au-delà de tout contrôle démocratique, et enlèvent toute clarté et transparence aux institutions gouvernementales.


Écrire commentaire

Commentaires: 0