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Faux mouvement (1975)
Au fil du temps (1976)
L'Ami américain (1977)
Les Ailes du désir (1987)
Perfect Days (2023)
Faux mouvement (1975)
Faux mouvement est l’adaptation d'une pièce de Goethe que Wenders applique en plein désarroi et mal-être allemand. Le personnage est un écrivain qui quitte sa ville afin de comprendre le monde, mais ses rencontres hasardeuses transforment le récit initiatique d’origine en un mouvement menant l’homme vers le néant, dixit le cinéaste. Le film se construit comme un voyage erratique, sans destination précise, fait d’arrêts et de promenades où les plusieurs personnages projettent diverses réflexions graves sur des sujets métaphysiques, philosophiques, sur la crise de leur époque et leur solitude. L’atmosphère est donc morose et lente, elle contient une aridité, mais nappée par une forme de rêverie laconique et parfois un brin d’humour discret qui appuie sur l’absurdité de certaines situations. Le film peut s’apparenter à une longue dissertation verbeuse, mais les digressions discursives sont toujours allégées par les paysages filmés qui représentent l’état émotionnel de ces êtres errants. C’est pourquoi l’auteur fuit toute convention narrative pour mieux représenter le désenchantement identitaire d’un pays bifurquant nulle part et encore poursuivi par ses démons du passé.
Au fil du temps (1976)
Deux hommes égarés des marges de l’existence se rencontrent et vadrouillent sur les routes de la campagne allemande. D’un côté, Bruno, un projectionniste au sourire mutique et à la personnalité solitaire qui roule avec son camion-nomade de petites villes en petites villes pour aller dans les cinémas. De l’autre, Robert, un homme en crise conjugale et qui roule à toute allure comme un suicidaire avant de croiser son futur ami. Dans cette traversée de la frontière d’une Allemagne déchirée en deux, Wenders réalise un film magnifique, façonné par un noir et blanc qui renvoie à la photographie de Walker Evans, enjoué par un folk-rock nostalgique et rythmé par une durée contemplative qui imprime le temps et la liberté dont le film fait l’apologie. Wenders fait l’état des lieux des salles de cinéma loqueteux que l’héritage de la guerre a laissé et se reflète ainsi avec les paysages aux usines rouillés et landes désertiques que les personnages sillonnent. Il donne une grande respiration spatiale à son road-movie à l’iconographie américaine, pour l’implanter dans le trajet existentiel et hasardeux de ces hommes qui se confrontent au patrimoine mémoriel d’un pays qui ne donne plus de destinations claires.
L'Ami américain (1977)
Hanté par son héritage et une forme de passation, Wenders s’essaie au genre du film noir américain, mais dévoie, à la manière d'un Melville, les codes pour réaliser une œuvre atmosphérique où l’espace urbain reflète l’angoisse existentielle et l'ironie désespérée de ses personnages. Cette adaptation des aventures de Tom Ripley parle de Jonathan dont la maladie incurable le décide à s’attaquer à un contrat d’assassinat juteux alors qu’il est un monsieur Tout-le-monde. Au milieu, de cette dimension morbide et violente, une amitié ambiguë se crée entre lui et Ripley, deux êtres solitaires ayant peur de devenir des fantômes de l’existence. Les trois villes au centre du récit (Hambourg, Paris, New York), sont ressenties de façon intime et inquiétante. Elles sont les projecteurs de l’ambiance morose, grisaille et contrastée qu’imprime la caméra du cinéaste. Wenders est tiraillé entre l’abstraction et le figuratif, entre se délester ou s’inscrire dans les pas de ses maîtres, mais il n'oublie pas de réaliser des scènes plein de suspense au milieu de cette imagerie cinéphilique et picturale. La palette d’amis cinéastes jouant dans l’œuvre expose la mort d’un certain cinéma, un lyrisme funèbre en adéquation avec le climat introspectif de ce fascinant objet crépusculaire.
Les Ailes du désir (1987)
En inventant ces anges invisibles de tous, qui suivent le flux des pensées du peuple berlinois et leur apportent chaleur et réconfort face à leurs souffrance et leurs ennuis, Wenders montre dans un état de grâce épiphanique et expressioniste ce que sont les humains. À travers le regard des deux anges, l’auteur en profite pour faire ressentir l’histoire de Berlin avec un regard libre qui circule de manière fluide dans une ville défigurée par les frontières du mur et les cicatrices vives du passé. Avec son esthétique fragmentée et son colossal assemblage où toutes les pensées confuses et murmurées invoquent une transfiguration sociale de son époque ainsi qu’un imbroglio sentimental, Les Ailes du désir est un poème plein de compassion à la fois philosophique et métaphysique. C’est aussi un conte de fées romantique entre un ange las de son quotidien et une trapéziste qui s’anime dans ce puzzle réflexif où l’ange Damiel glisse du noir et blanc à la couleur pour sentir la beauté et la saveur du monde terrestre. L’auteur trouve une occasion pour déployer une cartographie tangible et mentale de Berlin afin d’invoquer avec une douce mélancolie et un espoir de renouveau les mutations du présent et un temps révolu tombé dans l’inconscient collectif.
Perfect Days (2023)
En suivant le quotidien d’un nettoyeur de toilettes publiques à Tokyo, Wenders capture la routine d’un homme solitaire, silencieux et apaisé, qui trouve la beauté simple du monde dans la contemplation des arbres, des ombres, des reflets lumineux et des détails imperceptibles nichés dans les plis de l’ordinaire. Mais les petits accrocs qui perturbent son quotidien bien organisé lui permettent de découvrir la beauté des gens qui l’entourent et les surprises que réservent les choses extérieures.
À l'instar du Paterson de Jarmusch, Wenders filme la poésie de la vie quotidienne, créant une ambiance paisible, tendre et sereine, pour situer son personnage dans une dimension intemporelle. Cette dimension est rythmée par des répétitions, une description minutieuse du banal rappelant le style d’Ozu, des allers-retours en voiture ou en vélo entre son lieu de travail et ses lieux de détente, et une playlist de tubes reflétant l’état intérieur du personnage. En même temps, le film explore une société de consommation ultraconnectée où tout va trop vite, mais permet de mieux révéler la beauté fragile et éphémère des petits riens de la vie et de mieux transfigurer le quotidien.
Pour structurer ces pérégrinations, Wenders utilise un style minimaliste, à la fois mobile et fluide, en donnant une nouvelle couleur à chaque journée. Cela enrichit le personnage et offre des clés pour comprendre son passé et ses questionnements existentiels sur la séparation, la vieillesse et la mort. Les photographies que prend le protagoniste font aussi un écho descriptif, comme le révèlent les ombres, lumières et reflets qui habitent le sommeil du personnage, rêvant de ces images en noir et blanc dans des formes indiscernables et abstraites, qui disent quelque chose sur le territoire intérieur et opaque de l’homme. Cependant, c’est une œuvre ancrée dans le présent, comme le souligne ce mantra qu’il partage avec sa nièce : « La prochaine fois, c’est la prochaine fois, et maintenant, c’est maintenant. » Cela se reflète aussi dans le terme japonais « komorebi », apparaissant à la fin du générique, qui désigne les rayons de lumière fugaces entre les arbres, uniques à un moment donné.
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