[Critique] Nouvelles de Pétersbourg (1843)


La Perspective Nevski

 

Première nouvelle présentée dans ce recueil dont la constitution ne reflète ni la chronologie de la composition, ni celle de la publication, celle-ci peut être vue comme une introduction idéale pour construire le plan schématique de la ville. En effet, l’histoire se base sur une longue description de la vie et de la topographie de la Perspective Nevski, la rue principale de Saint-Pétersbourg. Elle sert de prologue descriptif avec un regard exotique et lointain d’un homme, car effet Gogol est né en Ukraine et parle d’abord la langue ukrainienne. L’auteur partage le point de vue romantique d’un étranger qui, à travers son regard de dépaysement, projette une autre vision aux habitants de Pétersbourg. En effet, le but de sa description est de donner une aura folklorique, donc mystérieuse et énigmatique, afin de révéler une désillusion. S’ensuit une double nouvelle en une, partageant une histoire analogue et symétrique sur deux jeunes hommes, Piskariov et Pirogov, et leurs illusions et désillusions respectives. Le seul lien qui unit leurs nouvelles est qu’ils se connaissent, mais le lecteur les verra très peu de temps ensemble. Chacune de leurs histoires est indépendante, elles se déroulent dans des lieux différents avec des personnages différents, et surtout la première n’a aucune incidence sur la seconde. Cette fracture décousue est très inhabituelle pour l’époque et cela forme une certaine modernité dans sa structure narrative. En racontant deux histoires différentes, Gogol raconte l’histoire d’une déception. Elles sont racontées dans des registres différents, mais se terminent mal toutes les deux, que ce soit dans la comédie ou la tragédie. Toutes deux racontent une histoire d’amour : l’un croit en l’amour tandis que l’autre non, l’un s’abandonne dans une fièvre et en meurt comme un personnage de Dostoïevski avant l’heure, l’autre a un destin grotesque. Ainsi, les nouvelles abordent toutes les deux les questionnements du désenchantement de la réalité dans la société pétersbourgeoise. La perspective devient le centre des illusions et des tromperies sociales, notamment des faux-semblants de la vie urbaine.

 

Le Nez

 

La nouvelle raconte l'histoire loufoque de Kovaliov, un fonctionnaire pétersbourgeois, qui se réveille un matin pour découvrir que son nez a disparu. Le nez, quant à lui, mène une vie indépendante et adopte même un rang social supérieur à celui de Kovaliov. L’homme tente désespérément de retrouver son nez et de le réattacher à son visage. À travers cette farce comique, l’auteur questionne la perte d’identité dans une société qui accorde une importance excessive au statut social, à l’apparence et au rang. En perdant son nez, le personnage s’oppose à l’absurdité de la bureaucratie qui ne veut pas l’aider. Le grotesque et la satire sociale sont de mise dans cette histoire ironique et au rire grinçant. Il faut rattacher la dimension « fantastique » de l’œuvre à celle de l’imagination créatrice, celle qui ignore et ne s’embarrasse pas de la vraisemblance. Gogol instaure ainsi une désinvolture savoureuse à sa nouvelle dans un enchaînement rigoureux des événements.

 

Le Portrait

 

La nouvelle est divisée en deux parties : la première raconte l'histoire d'un jeune peintre, Tchartkov, qui trouve un portrait inquiétant d'un vieil usurier. La seconde partie raconte l'histoire du peintre du portrait et les malédictions qui entourent ses œuvres. Comme pour La Perspective Nevski, le récit se fracture en plein milieu afin de mieux comprendre les thèmes qu’aborde l’auteur : l’avidité et les conséquences qu’elle peut induire lorsqu’on y sombre. Ce portrait maudit représente la tentation et la corruption morale. Le peintre ayant eu le malheur de faire le portrait de cet usurier diabolique montre que l’art peut être à la fois une bénédiction et une malédiction. Alors que le personnage de la première partie n’a pu survivre à la folie d’avoir eu le portrait entre les mains, le peintre de la deuxième partie, qui revient sur la genèse du tableau, a évité les tentations de la malédiction à travers une force d’âme spirituelle. Le Portrait est une œuvre sombre ayant une dimension gothique qui ressemble à du Edgar Allan Poe, notamment par ces éléments fantastiques et surnaturels qui élaborent tout le mystère du portrait. Le mystère vient également de la façon qu’a Gogol de ne pas dire ce qu’il y a eu entre les deux parties. Encore une fois, l’auteur brise la liaison classique de la tradition de la littérature pour qu’une histoire soit bien racontée. Toute cette malédiction n’est jamais clarifiée : est-ce le diable qui s’est immiscé à l’intérieur du tableau ? L’usurier est-il le diable ou le mal incarné en personne ? Tout cela est-il le fruit de rêves, de délires ou d’hallucinations ? On ne le sait pas, appuyant sur le dénouement terrible de ce tableau qui se voit volatilisé à la fin, comme si le Mal allait se répandre partout et exercer ses ravages.

 

Le Manteau

 

Le Manteau est l’histoire d'Akaki Akakiévitch, un petit fonctionnaire timide et méprisé, dont la vie change lorsqu'il économise pour s'acheter un nouveau manteau. Après avoir obtenu le manteau, il devient temporairement respecté, mais il est rapidement volé, entraînant une série d'événements tragiques. Comme le nez de Kovaliov, le manteau d’Akaki symbolise l’importance de l’apparence et de notre statut social en société. En ayant ce nouveau et beau manteau, le personnage trouve une dignité qu’il n’a jamais eue. Mais en perdant son habit, celui-ci reflète la vulnérabilité des classes inférieures face aux structures de pouvoir. Il ne peut accepter de retourner au quotidien aliénant de sa vie, qui se résumait à appliquer des tâches ennuyantes et répétitives à longueur de journée. Le manteau peut également être vu comme un trou dans la solitude du personnage, une femme, peut-être, qui l’aime. L’empathie et la compassion sont fortes pour cet homme qui devient un fantôme (après une fièvre l’ayant fait succomber dans la folie et la mort) en hantant la perspective Nevski pour retrouver un manteau que la société lui a dérobé. Cette nouvelle est bien plus linéaire que les autres, car c’est une histoire simple avec un seul héros. Cette fois-ci, Gogol évite toute ambiguïté, pour raconter la tragédie d’un humilié et d’un offensé, d’une personne ordinaire. C’est une personne sans illustration, un pauvre sans être un misérable, un homme insignifiant sans être exclu, un survivant qui ne se plaint pas de son quotidien monotone et limité. En cela, il s’inscrit dans une tradition littéraire de « comédie sérieuse » dans laquelle Gogol joue de l’hyperbole et tend vers le calembour et le mélodramatique. Également et encore une fois, il instaure une dimension fantastique qui fait irruption dans un récit qui est en apparence réaliste. Mais la dimension du calembour et du mélodramatique maintient un brouillard sur ces spectres que l’on aperçoit à la fin et qui n’ont pas forcément de lien avec Akaki. Tout cela procure une sorte d’illusion où les vivants et les morts se mêlent, procurant un aspect burlesque et angoissant.

 

Le Journal d'un fou

 

La dernière nouvelle est présentée sous la forme du journal intime d'un fonctionnaire, Poprichtchine, qui sombre progressivement dans la folie, se croyant finalement le roi d'Espagne. Avec ce récit, Gogol confirme l’importance de la folie et de l’aliénation dans son œuvre. La folie du personnage est le miroir de l’absurdité du système bureaucratique, car en se prenant pour le Roi d’Espagne, il se voit aller en asile psychiatrique, pensant que c’est le royaume du pays dont il est le roi. Afin de mieux pénétrer l’esprit de l’homme, l’auteur utilise la première personne et casse toute logique entre chaque nouvelle journée décrite par le protagoniste. On retrouve certes la structure d’une simple histoire et un unique personnage comme dans « Le Manteau », mais là, la parole du personnage se disperse, se déchire et se perd dans la démence. Le journal de l’homme est comme en lambeaux, fragmenté et éparpillé. On peut quasiment voir le récit comme une étude d’un cas psychiatrique de paranoïa où le protagoniste se pense persécuté et contient en lui un délire mégalomaniaque. Gogol joue ainsi sur l’incohérence, la discontinuité et reste ouvert aux suggestions. De ce fait, la nouvelle peut se voir comme un document clinique, mais aussi une pièce satirique au caractère volontairement absurde, qui s’inscrit dans la tradition moyenâgeuse de la « fatrasie ».

 

Pour conclure, les Nouvelles de Pétersbourg de Gogol dépeignent une société pétersbourgeoise pleine de contradictions, où l'absurde et le grotesque révèlent les profondeurs des injustices sociales et de l'aliénation humaine. Gogol utilise une combinaison unique de réalisme et de fantastique pour critiquer la bureaucratie, la vanité et les illusions de grandeur. Chaque nouvelle, à travers ses personnages et ses intrigues, met en lumière les défis existentiels et sociaux de la Russie impériale, tout en laissant une marque indélébile dans la littérature mondiale grâce à son style distinctif et à sa profondeur psychologique.


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