En 1847, Emily Brontë offre avec Les Hauts de Hurlevent, une œuvre rude et cruelle, un classique de la littérature britannique et du romantisme gothique, qui a fait polémique à son époque pour avoir enfreint les conventions morales. Elle explore les aspects les plus sombres et impitoyables de la nature humaine, notamment à travers Heathcliff, un personnage complexe, jeune orphelin bohémien recueilli par un homme vivant dans la campagne profonde anglaise du XVIIIe siècle. À la fois victime et bourreau, dont le lecteur ne connaîtra jamais le passé, Heathcliff devient au fil des pages un monstre féroce, cruel et sans pitié. Il est un intrus présenté comme un être démoniaque, semant la malédiction sur toute la famille et la descendance de la génération suivante. Tout cela à cause du fait d’avoir été jeté dans un tourbillon de sentiments contraires face à la rigidité sociale de l’époque victorienne ainsi que les rivalités et haines familiales.
Épris de vengeance et de chagrin d’un amour inconsolable, Heathcliff est un être d’une profonde solitude, à l’image de la campagne âpre et des landes désolées du Yorkshire. Mais cette austérité est contrebalancée par la violence passionnelle qui se joue au cœur du récit. Comme le disait Georges Bataille, « la mort est apparemment la vérité de l’amour ». Cette phrase définit clairement la dimension funèbre de la relation entre Heathcliff et Catherine, loin d’être idyllique. Une dimension funèbre qui s’instaure également progressivement par le biais du côté gothique en intégrant un doute sur la présence de surnaturel dans l’histoire. Cette dimension amplifie de façon poétique et métaphorique les sentiments et les souffrances des personnages.
Brontë fléchit avec les éléments fondateurs du gothique pour illustrer symboliquement la vengeance d’Heathcliff, créant ainsi une portée avant tout psychologique qui casse les stéréotypes communs du genre. Le manoir devient un personnage vivant, comme s’il hurlait, car les personnages vivent dans un huis clos renfermé sur eux-mêmes, augmentant leurs tourments et les plongeant dans leurs problèmes. Les héros de l’intrigue ne sont pas des êtres romantiques, mais des personnes détestables, à la fois têtues, obstinées et odieuses. Chacun tient sa part de responsabilité dans l’évolution sadique de Heathcliff. Et tout le monde a son double maléfique, on le voit par les liens très communs entre les parents et les enfants, souvent portant le même nom, comme pour signifier les doublons entre les générations et accentuer le fait qu’on ne peut se détacher des liens de sa famille.
Le thème central de l’œuvre réside alors dans la question : qu’est-ce que nous transmettons de notre propre personne à la génération suivante ? Brontë nous montre le poison que peut être cette continuité générationnelle qui nous dépasse. On le voit parfaitement à travers la fille de Catherine, qui porte et subit tout le poids pourri du passé des relations nocives et pernicieuses de ses aînés. Heathcliff et Catherine, malgré leur relation fusionnelle, ne vivent pas une relation d’alter ego romantique, mais plutôt une relation d’identité, car ils sont des jumeaux (« I’m Heathcliff » comme le dit Catherine à Mrs. Nelly, la gouvernante qui raconte ce récit au nouveau locataire de Thrushcross Grange, l’autre propriété qui se trouve à quelques kilomètres des Hauts de Hurlevent), deux êtres ayant grandi ensemble, mais ne pouvant vivre l’un sans l’autre. Sachant que Heathcliff est possiblement un enfant illégitime du père de Catherine, l'ambiguïté amoureuse devient trouble, voire incestueuse.
Catherine n’a pas un amour heureux pour lui, contrairement à celui qu’elle porte pour Linton. Certes, un amour, suivant les codes sociaux, plutôt superficiel et lisse, mais au moins plus sain. Faut-il alors se diriger vers un amour fusionnel qui reflète le pire de notre personnalité (Heathcliff et elle sont un miroir qui reflète leur amour-propre) ou un amour plus conventionnel faisant aimer quelqu’un d’autre que soi-même ? L’amour, se demande Brontë, est-il une quête d’alter ego ou plutôt d’altérité ? Ce n’est pas forcément la quête d’une personne qui nous ressemble, mais la quête d’un être qui nous complète, d’un autre. C’est pourquoi, malgré la dureté du roman, la relation entre Cathy, la fille de Catherine et Linton rappelons-le, et Hareton Earnshaw (le neveu de Heathcliff) symbolise la réconciliation des familles Earnshaw et Linton après des générations de conflits. Leur amour qui paressait antinomique et impossible au début devient une relation basé sur le respect mutuel et la compréhension, sur le lien avec un autre que soi, et cet amour contraste avec la passion destructrice et gémellaire de leurs aînés, Heathcliff et Catherine Earnshaw. Cathy aide Hareton à s'éduquer, symbolisant l'espoir et la possibilité de changement et de croissance personnelle, chose qui aurait dû arriver à Heathcliff pour qu’il ne grandisse pas dans la haine. Leur union suggère un nouveau départ pour les Hauts de Hurlevent, offrant un avenir meilleur après les erreurs et les tragédies du passé. En transcendant les barrières sociales et les attentes de l’époque victorienne, leur relation montre que l'amour véritable peut guérir les blessures profondes, apporter rédemption et peut-être apporter la paix aux fantômes du passé.
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