Annotations
A.C.A.B. : All Cops are Bastards (2012)
Sicario : La Guerre des cartels (2018)
Sans aucun remords (2021)
Adagio (2023)
A.C.A.B. : All Cops are Bastards (2012)
Pour son premier long-métrage, Sollima offre une chronique sur le quotidien des CRS italiens et questionne tout au long la posture morale de son titre. Faut-il ou
non prendre ce titre au pied de la lettre ? Évidemment, l’auteur propose une nuance des plus efficaces. Il raconte l’histoire de quatre policiers faisant face à la violence quotidienne et aux
vices de leur métier, tout en observant les répercussions sur leur vie familiale. L’intelligence du film est de nous faire entrer par le biais d’un jeune candide ayant déjà un certain goût pour
la brutalité. Il est l’émetteur de la prise de conscience, car c’est à travers lui que nous voyons la pression exigeante de ce métier et les torts que cet ouvrage peut provoquer. L’intelligence
du film réside dans la complexité caractérielle de ses personnages, car le sentiment du spectateur alterne entre affection et méfiance à leur égard. Ce sont des protagonistes à la fois tristes,
courageux, fraternels, victimes de leur condition sociale, mais aussi violents, scrupuleux, immoraux, n’hésitant pas à dépasser la ligne rouge et abusant de leur pouvoir.
Par son style attrayant, viscéral, direct et par moments empreint de complaisance, le film s’inscrit dans la lignée des œuvres populaires italiennes des années
1970, notamment du poliziottesco. Cette influence, le cinéaste la doit à son père, Sergio Sollima, spécialiste des polars violents et de certains westerns spaghettis. Cette période permettait
d’offrir des divertissements séduisants tout en véhiculant un message politique qui complexifiait toujours ses réponses, notamment par l’ambiguïté de ses sujets. De plus, la mise en scène
réaliste, parfois filmée comme un reportage de guerre, permet de plonger pleinement dans le chaos des guérillas tendues, notamment celle entre les policiers et les hooligans après les matchs de
foot.
Ces policiers sont à la fois victimes et bourreaux ; on s’identifie à eux avec une sorte de fascination, tout en étant secoué dans notre morale. En évitant toute
idéologie, le cinéaste nous fait comprendre le tableau complexe d’une Italie en situation précaire, bouleversée par une forte immigration qui rend inégale la répartition des logements pour
certains, dans une insécurité alarmante marquée par une montée du racisme (le fils du chef qui devient skinhead) et par des agressions de la part d’immigrés, ou les difficultés d’être policier
dans une société qui les méprise.
Sicario : La Guerre des cartels (2018)
Dans le deuxième volet de Sicario, on retrouve une atmosphère similaire au premier, entre le stoïcisme des personnages "gros bras", la tension très
palpable des extractions et des passages de frontières, la musique grinçante et imposante, et un monde où la morale (celle de la justice notamment, et d'une CIA manipulatrice) est dissolue. Mais
de nouvelles thématiques sont abordées, comme celle du terrorisme et le lien qu’il peut avoir avec le cartel mexicain.
Le réalisateur montre un univers ultra-violent, fait de flics corrompus et d’une criminalité omniprésente et insaisissable. Le monde dont il parle est flou, les
frontières s’étiolent, et l’État américain utilise ses propres tragédies (les attaques terroristes du début) pour mieux les assimiler à l’ennemi et prétendre à une nouvelle guerre. Sollima
instaure une mise en scène efficace, plus musclée et agressive que celle de Villeneuve. En effet, l’œuvre est plus explosive et hyperréaliste, entre ses grosses fusillades, ses explosions et ses
assassinats urbains. Alors que le cinéaste québécois prenait de la distance avec ses personnages, Sollima reste toujours à leur hauteur et près d'eux, quitte à être étouffant. Le cinéaste italien
expose également toute la cruauté sèche de ce milieu, en ne négligeant pas de montrer les exécutions, les liquidations et l'animosité de cet enfer barbare.
Le scénario est plus axé sur la bifurcation et l'emmêlement de plusieurs intrigues, et le récit se concentre davantage sur l’amitié entre Alejandro et son « chef »
Matt, mais surtout sur l’humanisation du tueur à gages qui voit en la fille du chef d’un cartel (kidnappée par eux-mêmes pour déclencher une guerre fratricide entre cartels) une façon de
remplacer sa propre fille décédée. Parallèlement, nous suivons l’initiation intéressante d’un adolescent à la vie paisible, qui devient un passeur dans ce monde infernal, pour un jour devenir un
sicaire.
Sans aucun remords (2021)
Ce techno-thriller, qui adapte un récit de Tom Clancy, propose une histoire de vengeance très classique, tout comme la caractérisation des personnages, qui est
assez programmée, ainsi que cet univers où se mêlent complots d'État et trahisons en tous genres. Mais il a le mérite d'être sans fioritures, clair et impactant, ne laissant jamais le spectateur
sombrer dans l'ennui soporifique.
C'est bien par la réalisation que Sollima confère un cachet plus singulier à cette œuvre, grâce à sa mise en scène sophistiquée. Il parvient facilement à insuffler
une dramatisation pleine d'adrénaline dans chacune de ses scènes d'action, parfois très brutales et sèches. L'œuvre contient de grands moments de bravoure, comme ce crash d'avion en pleine mer
dans lequel John Kelly sauve son équipe en apnée totale. À noter également l'impressionnant assaut à Mourmansk, où le personnage affronte à lui seul des dizaines de soldats d'élite, rappelant un
aspect très John Wick par l'enchaînement épuisant des assauts à gérer.
Les fusillades sont souvent étouffantes et peuvent parfois rendre certaines situations claustrophobes grâce à une chorégraphie spatiale maîtrisée avec brio. Il y a
enfin quelques moments suspendus dans le temps, comme la lampe torche qui roule au sol, éclairant Kelly et son ennemi après un gunfight, ou la vision arc-en-ciel (en référence au Rainbow Six,
l'unité antiterroriste fictive inventé par Clancy que dirige John Kelly) lorsque le protagoniste se retrouve dans l'eau après s'y être jeté en voiture avec l'antagoniste politique du film.
Adagio (2023)
Dès l'introduction, le spectateur voit un incendie qui ravage la périphérie de Rome, ce qui a pour conséquence la coupure régulière de l'électricité dans toute la capitale. Le film s'ouvre sur cette image aérienne et lancinante de la ville avec ce brasier enflammé qui donne toutes ses couleurs orangées au milieu de la nuit, comme si Rome allait de nouveau périr sous les flammes après sa chute antique, l'allégorie d'une civilisation qui tombe en enfer et dans un théâtre cataclysmique.
Conclusion d'une trilogie romaine, Adagio explore avec un regard lucide les affres du monde actuel avec sa complexité et ses ambivalences. Avec toujours autant de symbolisme liturgique et en refusant tout jugement moral et biais idéologique, comme le dit Yannick Dahan, Sollima réalise un « baroud d'honneur dédié à la peinture eschatologique d'un monde malade qui n'en finit plus de crever ». C'est un film en clair-obscur qui se trouve constamment entre la lumière et les ténèbres pour mieux fouiller la fragilité d'une humanité et de son avenir.
Pour parfaire cela, le cinéaste prend son temps dans une forme de lenteur classieuse et assurée dont le titre est le projet esthétique. Le déroulement lancinant permet d'entrevoir judicieusement le rapport des uns et des autres afin de comprendre leur passé et leurs comportements dans le présent, notamment le rapport de filiation et de paternité, qui est symétrique chez les gangsters et les policiers, entre la volonté de venger sa progéniture, créer une relation de substitution, protéger ses enfants ou s'offrir une rédemption en sauvant l'enfant de son pire ennemi.
Le travail patient, la mécanique sourde, le refus de l'action et de la vitesse, la gravité urbaine, puis l'immobilité d'une société pourtant constamment en mouvement, sont aussi liés à la fin d'un monde mélancolique qui agonise doucement, s'allume et s'éteint sans cesse : un adolescent victime du consumérisme qu'il critique, des policiers corrompus travaillant pour des élites décadentes, des vieux mafieux en dégénérescence et vulnérables comme seuls guides moraux du jeune homme. Ainsi, la transmission est la seule possibilité et le seul espoir salutaire de cette démarche funèbre et de destruction mutuelle, qui se loge dans une apocalypse chromatique et une chaleur étouffante, afin que l'adolescent n'ait pas à payer les conséquences des choix de ses pères en renonçant à l'ancien monde des gangsters et au nouveau monde aliéné par le flux tentaculaire de la modernité.
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