[Critique] L'Assommoir (1877)


L'Assommoir est le septième roman du cycle des Rougon-Macquart, mais en 1877, Zola est encore un écrivain peu connu. Ce livre, durement décrié à son époque pour sa crudité, fit un scandale qui propulsa l'écrivain sur le devant de la scène. À partir de ce moment, le mouvement naturaliste s'est amplifié pour devenir un phénomène médiatique. Le livre peut être considéré comme le premier roman à décrire le quotidien des ouvriers. Comme l'indique Zola dans sa préface, il a voulu « peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière ». Mais quelle est l'histoire de cette famille ?

 

L'Assommoir raconte la vie tragique de Gervaise Macquart, une blanchisseuse à Paris, et illustre la misère du milieu ouvrier au XIXe siècle, au début du Second Empire. Abandonnée par son amant Lantier (avec qui elle a eu deux enfants, dont Étienne, le protagoniste principal de Germinal), elle épouse Coupeau, un ouvrier zingueur (avec qui elle aura Nana, personnage au centre du roman éponyme). Leur vie commence bien, surtout après que Gervaise ouvre sa propre blanchisserie. Cependant, après un accident, Coupeau devient alcoolique, ce qui précipite la chute de la famille. Gervaise lutte pour maintenir sa dignité, mais la pauvreté, l'alcoolisme et la déchéance sociale la mènent à la ruine puis à la mort dans une indifférence totale. Le roman dépeint un cercle vicieux de pauvreté et d'addiction, où l'individu est écrasé par les déterminismes sociaux et les fléaux héréditaires. La préface de Zola donne une idée des enjeux du livre : exposer la misère des classes populaires, l'influence négative de l'alcool et de la fainéantise, puis dévoiler toute la fatalité pesant sur ses personnages. Il ne veut pas décrire des mauvais personnages, mais des personnages « ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent ». Effectivement, pour citer encore Zola, le livre a l'odeur du peuple ; il veut en révéler toute la vérité. C'est pourquoi, tout au long du récit, l'auteur évite le ton comique ou mélodramatique pour décrire ce peuple. Il joue avec certains effets pour mieux les désamorcer et recomposer l'image du peuple afin de ne pas sombrer dans des mensonges romanesques.

 

Le livre est également le portrait bouleversant d’une femme qui a cherché à construire son entreprise, courir vers un bonheur confortable et préserver son foyer. Mais la vision de Zola dévoile toute la dégradation de ce foyer, qui se délite à cause des ravages de l’alcool dans les faubourgs parisiens. Lorsqu’il y a un échappatoire possible, comme une fuite avec le vertueux voisin ouvrier du nom de Goujet, il n’en est rien, car la femme est vouée à la résignation, à reproduire les mêmes erreurs et à l’abandon. Dans ce quartier de la Goutte d’Or, Zola entrevoit aussi une possible illusion de s’en sortir, comme le démontre l’âge d’or de la blanchisserie de Gervaise. Les longues descriptions du métier rude de blanchisseuse, avec ce linge sale qu’il faut sans cesse frotter et nettoyer, montrent toutes les épreuves auxquelles elle fait face. Mais Zola n’en fait pas une martyre ; à l’instar de tous les autres protagonistes, elle a ses lâchetés et ses faiblesses, comme le pointe sa manière d’être durement injuste avec Nana, qui fuit son foyer pour devenir une prostituée. La plupart des personnages sont des êtres vils, menteurs et pathétiques, qui, pour oublier la médiocrité de leur vie, se laissent aller à des bacchanales de bouffes et à des festivités alcoolisées sans fin. C’est une vision peu reluisante du monde ouvrier, car Zola évite tout idéalisme, mais c’est pour mieux capter la difficulté de vivre d’un peuple aux nombreux et nobles métiers. En effet, Zola prend le temps de décrire tout le fonctionnement des métiers (blanchisseuse, zingueur, forgeron, fleuriste…), et il interpelle également sur la menace exercée sur ces métiers manuels, qui sont voués à disparaître à cause des progrès de la machinerie, prête à les remplacer.

 

Enfin, le roman est un puissant tableau de ce quartier ouvrier que Zola met en avant à travers son dialecte : un argot très populaire, mais aussi ses crises de voisinage et de jalousie intrafamiliale, ses rumeurs qui se répandent d'assommoir en assommoir, bar où l'on boit jusqu'à la décadence et la dévastation la plus totale, ses mesquineries, ses accolades, ses engueulades, ses coups et sa violence. La verve zolienne est vive, piquante, pittoresque, lyriquement monstrueuse et donne l’impression d’être continuellement « parlée », même si évidemment elle est pensée de bout en bout avec ce style indirect libre et ses dialogues pleins de rhétoriques à la fois drôles, éreintants et tranchants. Toute cette esthétique (dont les critiques d’époque ont reproché à l’auteur d’avoir puisé beaucoup d’idées dans le livre documentaire de Denis Poulot, Le Sublime) permet d’obtenir une grande authenticité pour disséquer les mécanismes psychologiques qui mènent les hommes et les femmes à leur perte et qui suivent la pente descendante de cette pauvre Gervaise qui, par sa trop grande générosité, son abnégation, ses écarts et sa soumission, ne fut ni sauvée par elle-même, ni par les autres.


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