Annotations
Les Gens de la pluie (1969)
Le Parrain (1972)
Le Parrain, 2e partie
Coup de cœur (1982)
Rusty James (1983)
Peggy Sue s'est mariée (1986)
Jardins de pierre (1987)
Le Parrain, 3e partie (1990)
L'Homme sans âge (2007)
Megalopolis (2024)
Les Gens de la pluie (1969)
Comme d'autres cinéastes du Nouvel Hollywood, Coppola a fait ses premières armes dans le road-movie. L'œuvre est intimiste, mélancolique et prend le chemin hasardeux d'une femme, enfermée dans l'image conditionnée d'une future mère au foyer désemparée, qui décide de fuir et de prendre du champ sur la route des paysages américains pour trouver une forme de liberté, mais dont le but reste hypothétique au fur et à mesure que le récit avance. L'auteur prend le temps de filmer la sensibilité solaire, mais amère de cette errance où une solitaire tourne en rond dans un monde en plein désarroi existentiel et dans une atmosphère contrastée entre tendresse cocasse, environnement déprimant et chronique sociale à la névrose maussade. Tout en rupture de ton discontinu, les flashbacks surgissent, recomposent le puzzle mémoriel et enchaînent le sujet dans sa culpabilité. Son rêve d’émancipation est impossible à cause de ce passé jaillissant sans cesse. Le voyage se fait à reculons, hanté par la présence invisible, mais lourde du mari, et un monde traversé d’hommes en qui elle voyait un échappatoire, mais qui sont traumatisés et seulement le miroir réflecteur de ses envies, de ses fantasmes et de ses peurs. Il n’y a que Jimmy, dont la mémoire manquante fait de lui un enfant naïf dans un corps d’homme, qui renvoie aux responsabilités de la future mère et pour qui il y a une raison de reculer.
Le Parrain (1972)
Le Parrain n’a pas volé son titre de monument, car cette chronique dynastique témoigne d’une splendide perfection à tous les étages. La mise en scène opératique de Francis Coppola, la photographie obscure et dorée de Gordon Willis, le montage étendu et alterné de William Reynolds et Peter Zinner, la musique aux variations obsédantes et funestes de Nino Rota, ou encore la distribution parfaite entre un Al Pacino qui connaîtra son premier grand rôle et un Marlon Brando à l’apothéose de sa carrière, se rejoignent dans une harmonie parfaite. Les Corleone, cette famille ancrée dans les rites et qui ne dérobe jamais au respect des traditions, donnent à voir une représentation du rêve américain, mais dans la pénombre, c’est la violence et le sang qui règnent. L'auteur gère majestueusement ce contraste ambigu dans une narration complexe qui expose à la fois la fin d’un règne et d’une période d’un vieux mafieux respecté, mais aussi l’ascension de son fils qui ne se destinait pas à être le Don, un fatum auquel il ne pourra échapper. C’est un grand plongeon dans les coulisses du crime et de son pouvoir qui mêle l’intime et le mythe, la loyauté et la trahison, la dignité et la lâcheté, l’ombre et la lumière. Le Parrain est donc une ample tragédie mortifère, réglée lyriquement au cordeau par un auteur hors norme.
Le Parrain, 2e partie (1974)
Pour cette deuxième cathédrale du cinéma, Coppola exerce une fresque aussi bien imposante que romanesque. L’élément novateur qui densifie ce concerto tragique, c’est le récit en alternance entre le présent de Michael et la jeunesse passée de Vito. D’un côté, un homme glaçant devenu un monstre solitaire, qui voit s’échapper les traditions siciliennes et sa famille. De l’autre, un enfant qui immigre aux États-Unis au début du XXe siècle, monte progressivement dans la hiérarchie mafieuse et devient un Robin des Bois de la rue, ainsi qu’un modèle respecté et paternaliste. Cette ampleur mémorielle sert à faire un contrepoint entre le déclin humain de Michael et la construction légendaire de Vito, deux sublimes trajectoires d’un miroir inversé. Maintenant, Michael n’est qu’un être qui tue de sang-froid pour tenter de maîtriser un empire en pleine déliquescence. Il devient le reflet et l’héritier de la malédiction d’un rêve américain transformé en cauchemar capitaliste. Le cinéaste nous fait voyager dans les édifices du temps, de l'Histoire et les lieux originels de la saga pour révéler les secrets denses de deux époques, l’une dorée, l’autre noire, et répandre l’envergure d’un être qui porte difficilement le poids du pouvoir et du sang.
Coup de cœur (1982)
Avec Coup de cœur, Coppola se veut comme un précurseur du cinéma électronique*, où il déploie toute sa mégalomanie. Il réalise un conte de fées flashy au milieu d’un lyrisme flamboyant et d’une magie rutilante en plein Las Vegas artificiel, avec des décors démesurés, comme si le show bigger than life des Bunnies d’Apocalypse Now s’étirait à l’échelle du film entier. Il assume totalement les artifices d’une scène pensée comme un Broadway géant dans lequel s’écoule un mélodrame aux échappées imaginaires et qui contient en filigrane une réflexion sur les médias et les divertissements de masse. Sa fantasmagorie baroque et surfabriquée fait sens lorsqu’on voit la mutation médiatique de la télévision et de la publicité à cette période. Ce Las Vegas factice, avec ses néons clinquants, représente une Amérique confondant l’intime (le couple) et le monde (le spectacle), duquel le cadre devient une vitrine dans laquelle le monde est décor. Les personnages veulent s’en sortir, aller ailleurs et changer de vie, mais ils ne rencontrent que leur reflet, leur image ou l’autre, séparés par une paroi de verre. Finalement, le film est un constat mélancolique célébrant autant la féerie enfantine du grand spectacle que sa vacuité, sa vulgarité, ses mirages et ses illusions.
*En avance sur son temps, Coppola avait installé un dispositif permettant de visionner en direct les prises de vues sur des moniteurs afin de les comparer en live et d’anticiper la phase du montage sur ordinateur. Il a ainsi envisagé le processus de création dans sa totalité afin de rompre avec la succession classique des étapes de fabrication d’un film. Mais il a dû renoncer à son rêve de cinéma « en direct », car trop compliqué à mettre en place.
Rusty James (1983)
Rusty James est l’associé idéal de Outsiders pour sa vision mythologique d’une jeunesse américaine vivant dans une prison sociale aliénante et brutalisée par une société injustement violente. Mais cette œuvre se différencie par son onirisme expressionniste entre Welles et Cocteau, son côté errance urbaine stylisé à la Wenders et son teen movie arty (inspiré par l’univers motard) qui influencera l’esthétique MTV. Coppola réalise un songe éveillé et mélancolique sur la relation miroir de deux frères où le jeune idolâtre l’ainé et voudrait reprendre son héritage, tandis que ce dernier, devenu l’ombre de lui-même et qui attend son heure, tente de le détourner de ce destin futile. L’auteur montre qu’il expérimente sans cesse avec sa plasticité symbolique, chargé par un noir et blanc tranché qui engloutit les illusions de ses sujets. L’auteur met aussi en évidence l’inexorable fuite du temps en traitant du poids de celui-ci, de la perte accéléré de l’innocence, et par le fait de vouloir trouver un sens à sa vie avant de mourir. Tout cela est enveloppé par un spleen philosophique envoûtant posant aussi la question de l’héritage ambiguë des légendes et d’un idéal chimérique à dépasser pour pouvoir grandir.
On peut rajouter à cela que dans ce noir et blanc splendidement pur, aux ombres longuement vaporeuses et aux clairs-obscurs fumeux, il y a un flash de couleur qui apparaît, celui du poisson-combattant, connu pour lutter contre son propre reflet, comme le personnage de Mickey Rourke. Ce dernier ne veut pas que son petit frère (joué par Matt Dillon) devienne comme lui, c’est-à-dire un être absent au monde, vidé de son âme et une légende spectrale et illusoire qui prépare sa longue disparition de ce monde. Avec sa mort, il libère son frère cadet de sa névrose et l’aide à se libérer de son reflet, lui qui n’a pu le faire.
Peggy Sue s'est marié (1987)
Peggy Sue s'est mariée est une belle capsule temporelle dans laquelle une quarantenaire en crise depuis son divorce s'évanouit lorsqu'elle redevient reine du bal lors d'une réunion d'anciens élèves. Cette dernière voyage dans le temps et retourne dans son adolescence. Dans cet espace-temps se cache un refuge nostalgique qui permet à Coppola de rebâtir une mythologie rétro avec un irréalisme intimiste qui se fusionne avec une fascination pour l'Amérique des années 1950, comme si le Hollywood des années 1980 était lié par le sang avec cette époque restaurée. L'auteur met en scène une comédie de remariage prenant le ton d'une rêverie fantaisiste et romantique à laquelle il instaure une tendre naïveté touchante pour mieux se projeter dans l'esprit émerveillé de Peggy Sue. Cette fable de réapprentissage, sous son apparence fantastique et bucolique, forme le sentiment mélancolique d'un temps perdu, de beaucoup de regrets, mais aussi d'une prise de conscience fataliste sur les origines du futur de la femme. Jouant sur les diverses possibilités de réécrire son passé, l'œuvre invite à la réconciliation avec son présent, à profiter de ce que la vie nous offre et surtout à l'acceptation d'un âge doré résolu.
Jardins de pierre (1987)
Le jardin de pierre du titre est celui d’un cimetière sur lequel le film s’ouvre et se termine. Cimetière dans lequel l'armée américaine rend hommage à un soldat mort au Vietnam. De ce fait, l’œuvre est hantée par les réminiscences de cette guerre sans jamais la montrer. En effet, nous sommes du côté de ceux qui sont restés au pays, les soldats d’opérette, comme on les appelle. Ils sont les témoins impuissants face à l’absurdité de cette guerre inutile dont Coppola capte sobrement leur quotidien, entre rituels militaires répétitifs, tiraillements entre rester planqués au pays et ce regret de ne pas combattre au front, et la vie de famille. C’est une méditation à la fois funèbre et retenue sur les échos d’une guerre qui laisse une trace endeuillée à ce récit qui, par sa mise en scène, réorganise ce travail du deuil. Comment arrive-t-on à ces rites funéraires où les soldats sont utilisés comme des figurines à la gestuelle hiératiquement parfaite ? C’est à travers ce jeune idéaliste, qui incarne une innocence sacrifiée, que l’auteur répond à cette interrogation. Le réalisateur filme des hommes et des femmes luttant pour des idées, mais surtout contre des blessures, des remords et une colère sourde, à l’image du cinéaste ayant perdu son fils sur ce tournage, un reflet forcément troublant.
Le Parrain, 3e partie (1990)
Le Parrain, 3e partie est le film de la rédemption, du pardon et de la confession introspective pour Michael, hanté par la charge de ses regrets et le poids du temps. La carapace qu’il s’était construite se dilate dans ce volet et il ouvre de nouveau son cœur, qui s’était fermé depuis longtemps. Le personnage, prêt à passer le flambeau, retrouve une promiscuité intime avec sa famille, dont la distance et l’exclusion étaient devenues l’étendard, notamment par le biais de Kay, personnage fantôme qui réintègre la Famille. Le film contient une sensibilité poignante et mélancolique qui exprime la fatigue, l’affaiblissement et la lassitude de Michael. Plus funeste et crépusculaire que jamais, avec sa photographie d’un ocre orangé et feutrée ainsi que sa mise en scène impériale et viscontienne, l’œuvre démontre toute la pourriture corrompue d’un système religieux (faisant le contrepoint avec le rachat spirituel du personnage), la vanité du pouvoir et le faux-semblant des unions familiales amenant à une fatalité littéralement opératique. La mise en abyme finale entre le crescendo sanguinolent et l’opéra joué apporte un tragique majestueux et une apothéose se terminant dans un cri muet, resplendissant de douleur.
L'Homme sans âge (2007)
Après avoir été frappé par la foudre, Matei, un vieux professeur roumain, se voit rajeuni et
se voit octroyer des pouvoirs surhumains, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. À partir de ce pitch, Coppola aborde un thème constant dans sa filmographie : la lutte contre le temps et la
recherche du temps perdu. Il le fait à travers un homme voulant accumuler tout le savoir et les connaissances du monde, et comprendre toute la généalogie du langage des civilisations dans une
quête absolue et une odyssée physico-mentale qui le fait remonter aux origines de l’humanité et de la spiritualité.
Film à la fois onirique et expressionniste, qui emprunte au genre du thriller, de l’espionnage et du conte fantastique, le cinéaste propose une œuvre bouillonnante qui renoue avec les premiers
émois de la création, à l'image du personnage qui retrouve une jeunesse et un enthousiasme à étudier sans fin. Le film fourmille d'idées plastiques, laissant cours à une imagination à la fois
fluide et diffuse, défiant les lois de l'espace et du temps pour appréhender les thèmes du surhomme, de la métempsycose et de l’hypermnésie, mais toujours dans un élan romanesque qui lie intime
et spectacle.
En effet, le personnage est lié à une quête d’histoire d'amour éternelle qui l’amènera au sacrifice ultime et à un pacte faustien avec son propre double. Pour donner lieu à tout cela, l'auteur
utilise une mise en scène abondante avec des lumières sophistiquées, des surimpressions multicouches, des flous, des tournoiements avec des plans inversés ou encore des jeux de miroirs pour
illustrer le dédoublement du protagoniste dans un même plan, mais également une narration touffue et sinueuse qui mêle les pistes narratives dans une fragmentation elliptique.
Matei fait penser au personnage de Dracula, un demi-dieu mélancolique, capable de changer d'âge et d'apparence, mais maudit par l'immortalité et par la souffrance d'un amour disparu et
impossible. Le protagoniste peut aussi faire penser à Peggy Sue, avec l'idée d'une seconde chance pour un homme qui peut entreprendre son œuvre linguistique ultime. Sauf que Matei est piégé par
un éternel recommencement et par l'inachèvement de l’œuvre de sa vie, à l’instar d'un Coppola frustré et englué de ne pas terminer son travail (on pense au projet de sa vie :
Megalopolis, qu'il tournera finalement), mais toujours obsédé par sa quête de création, quitte à revenir vers un film plus primitif et rudimentaire dans sa production, loin du système
hollywoodien.
Megalopolis (2024)
Projet de longue date, Coppola nous offre un film-monstre à la fois hybride, baroque et
expérimental. D’une inventivité constamment audacieuse, Megalopolis est un immense bac-à-sable opulent qui enchevêtre les séquences comme une dense fresque à la plasticité malléable, à
l’instar du mégalon, sorte de matériau flexible qu’utilise César, grand architecte de New Rome (un New York rétrofuturiste en décadence), pour fonder une cité dorée et utopiste.
Le film assume sa dimension de fable, de S-F et de peplum, mais avant de se loger dans le récit même, elle se loge dans la mise en scène des personnages eux-mêmes, qui façonnent organiquement le
monde de Megalopolis dans leurs propres rêveries, délires et fantasmes. Chacun défie les lois de la physique à sa propre manière, en particulier César, qui arrête le temps pour en
prélever son essence. Il voudrait lutter contre le temps, influencer le cours de celui-ci en se projetant sans cesse vers l’avenir, mais il est coincé par les doutes, la culpabilité et les
traumatismes du passé.
César se place en alter ego du cinéaste, un créateur qui rejette le conformisme et le compromis (contre la rigidité d’un empire en déliquescence) au profit de ce qu’il y a de plus important :
l’inspiration créatrice. De ce fait, le film croise les époques, Antiquité et Modernité, en assumant sa contradiction pour fournir un grand cirque carnavalesque et une foire récréative des plus
stimulantes. Le lyrisme radical et labyrinthique de l’œuvre amène à un profond hétéroclisme qui mêle des scènes théâtrales à la fois mélancoliques et bouffonnes, des tableaux fantasques et des
envolées somptueuses qui réinventent sans cesse les formes. Coppola y déploie une vitalité juvénile dans un rythme suivant une musicalité libre composée de violence, de ruptures de ton, de
contrastes, de résonances, de rimes et d’onirisme. Ainsi, l’aspect foutraque est un leurre, car l’harmonie est totale, mais elle réside dans un chaos qui change régulièrement son métronome
mélodique.
Megalopolis est donc un film astral et spectral traversant toutes les époques esthétiques du cinéma et une cosmogonie mythologique, faisant le pont entre passé et futur puis se déguisant
sous ses genres pour parler du présent et de ses dérives, du fonctionnement du mythe américain et de l’importance de la cellule familiale, de l’héritage, de la passation et de la continuité afin
de proclamer un universalisme qui permettrait à l’humanité de retrouver une cohésion paisible.
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