[Cinéma] DREYER Carl Theodor (1889-1968)

Annotations

Vampyr (1932)

Jour de colère (1943)


Vampyr (1932)

Vampyr participe, avec le Nosferatu de Murnau et le Dracula de Browning, à bâtir les fondements du film fantastique, tout en lui donnant ses lettres de noblesse. Comme ces deux autres films, Vampyr est un poème qui tend vers le rêve. Mais Dreyer a préféré adapter l’étrangeté délicate et inquiétante de Sheridan Le Fanu plutôt que l’horreur et l’épouvante plus tranchées de Bram Stoker. Des propres mots du cinéaste, ce dernier voulait faire un film sur le surnaturel et interroger, de façon plus vaste, la problématique chrétienne. En effet, le mythe du vampire, bien que de nature païenne, prend comme essence les fondements du Bien et du Mal ainsi que la notion de Salut.

 

Le film porte donc une aura faite de mystère insolite, qui s’éloigne de l’expressionnisme allemand et du fantastique gothique qu’on trouvera ultérieurement chez la Hammer. Cela est visible à travers cette image surexposée et voilée par une lumière diffuse qui renforce l’atmosphère irréelle et brumeuse de l’œuvre*. Comme dans un songe, la rareté des dialogues prend une portée divinatoire, accentuant ce cauchemar sourd et cette angoisse oppressante. Tous les paramètres fidèles du récit vampirique sont présents, mais Dreyer les réinterpète dans une poésie sauvage dont l’onirisme hypnotique et somnambulique fait fi de l’apport psychologique. De plus, tous ces éléments, souvent présentés en évidence dans d’autres œuvres, sont chez Dreyer dévoilés furtivement, un effet qui provient du caractère elliptique de la narration et de la mobilité constante de la caméra. Pourtant, Vampyr est parsemé de symboles qui se manifestent autant dans le réel que dans le rêve et deviennent les clés pour saisir l’inconscient de la réalité.

 

En cela, l’auteur filme l’invisible, toujours manifeste dans le visible, mais qui échappe aux yeux du spectateur. On se retrouve alors dans un état hypnagogique et une torpeur intangible, la « zone incertaine du demi-sommeil » (Patrick Zeyen), à l’image du personnage, voyageur insouciant et ahuri qui s’égare dans un cauchemar insaisissable et inexplicable, mais qui se suffit à lui-même et qui peut survenir à tout moment dans le temps et l’espace. Le spectateur traverse avec lui « le miroir de l’apparence », derrière lequel se trouve un autre monde parallèle ayant sa propre logique, fait de monstruosité, de fantasmes, de peurs ancestrales et de refoulement des désirs. Ainsi, le film capte le monde immatériel et caché de chaque objet derrière leur reflet pour interroger les autres dimensions de l’espace-temps. C’est pourquoi Dreyer, en utilisant une technique des plus modernes et en puisant dans la force du conte et de la fable vampirique, interroge la part obscure et métaphysique de notre existence, dont le sens ne peut se trouver que dans l’amour.

 

*Cela provient d’un accident, car Dreyer avait pensé à une image très contrastée où l’ombre et la lumière s’affrontent pour mieux édifier ce combat entre le Bien et le Mal. Après les premiers rushs, l’auteur décida d’adopter cette esthétique non voulue au lieu de celle voulue à l’origine.


Jour de colère (1943)

Onze ans après Vampyr, Dreyer offre à travers Jour de colère le récit d’une jeune femme dont les désirs se confrontent aux préceptes mortifères de la société du XVIIe siècle en pleine chasse aux sorcières. Le cinéaste, à travers une beauté esthétique époustouflante, invente un hymne à la vie et à l’amour au cœur de l’obscurité et de l’intolérance religieuse, notamment par un travail de composition plastique rappelant la peinture hollandaise, particulièrement celle de Rembrandt. La beauté plastique s’intègre dans une action dramatique épurée, en noir et blanc, pour trouver un équilibre entre réalisme et abstraction. On peut parler de « ténèbrisme pictural » (Patrick Zeyen) pour mettre en avant l’affrontement du clair et de l’obscur qui cohabitent dans l’homme et le déchirent dans ses doutes et ses contradictions intimes.

Tandis que la rigidité hiératique et la construction implacablement rigoureuse traduisent ce monde puritain gouverné par l’obsession du péché puis l’épuration esthétique fait aussi basculer ce qui est vu comme pur dans l’impureté, et ce qui est considéré comme impur dans la pureté, grâce au travail de contraste. Chez le cinéaste, la foi ne se trouve pas dans l’autorité séculaire de la religion, mais dans des individualités solitaires. Ainsi, le portrait de cette jeune femme rejoint celui de Jeanne d’Arc : des femmes abandonnées à la lâcheté des hommes, mais assumant dans la dignité du silence leurs choix de vie. C’est aussi le récit d’une vie volée dans une communauté qui condamne d’avance ses sujets pour ne pas dérégler l’ordre social, car elle n’a pas le courage d’assumer ses sentiments.

C’est pourquoi les plans dans la nature, évoquant un paradis perdu, représentent une vie imprévisible et sa beauté qui obéit à d’autres lois, menaçant l’ordre des Hommes. Mais l’auteur a la subtilité de faire coexister tour à tour le bien et le mal chez eux, instaurant ainsi un climat de mystère et de suspicion autour de ces êtres se refermant dans leurs secrets. Enfin, Jour de colère s’appuie sur l’Ancien Testament à travers la loi du livre et de Jéhovah, Dieu de colère et d’autorité, propos qui se reflète par la doctrine tortionnaire de la communauté. Dreyer opposera dans Ordet les Évangiles, plus axés sur la miséricorde, le pardon et la confiance, et répondra à la dernière tirade de la femme, celle de trouver une clémence divine par « l’accomplissement solitaire, seul avec Dieu et loin des hommes qui dénaturent sa parole ».


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