[Critique] Ivanhoé (1819)


Ivanhoé est l'un des plus célèbres romans de chevalerie. Il prend comme contexte les premières années du règne de Richard Ier, dit « Cœur de Lion », pendant que ce dernier, après la IIIe croisade, se trouve dans un long retour à cause d'une captivité malencontreuse. Pendant ce temps-là, son frère, Jean sans Terre, prince lâche et méprisable, tente de prendre le pouvoir pendant l'absence de son valeureux frère. Le livre situe donc son action aux alentours de 1181, un peu plus de cent ans après l'invasion des Normands de Guillaume le Conquérant (en 1066) en terre saxonne. Les Normands et les Saxons n'ont toujours pas réussi à trouver un terrain d'entente, les uns et les autres se détestant, car les premiers sont soit trop tyranniques soit irrespectueux des coutumes saxonnes, tandis que les seconds n'acceptent toujours pas cette terrible défaite, préférant rester cloîtrés dans leur rugosité indélicate. Wilfred d'Ivanhoé est le fils de Cédric le Saxon, valeureux baron qui souhaite absolument faire perpétuer son héritage saxon à travers la belle Lady Rowena, sa pupille, qui doit être promise à Athelstane, un descendant du roi Alfred le Grand, un guerrier costaud et gaillard, mais un peu trop passif et en attente au goût de Cédric. Sauf que la Saxonne est amoureuse d'Ivanhoé, qui ne revient toujours pas de sa croisade et surtout qui a été renié par son père à cause de cet amour contrarié et de son allégeance pour Richard Ier. Mais un jour, Ivanhoé revient sous le nom du  « Chevalier Déshérité » lors d'un tournoi de joute et de combats mêlés organisé par le prince Jean.

 

Tout d'abord, Ivanhoé est une nouvelle aventure pour Walter Scott, habitué aux romans régionalistes de son Écosse natale et qui décortiquait les mœurs de son pays ainsi que les guerres civiles de son pays aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi, Ivanhoé peut être vu comme sa première œuvre de divertissement en nous plongeant dans un conte et une épopée avec une forte influence du théâtre. En effet, le livre est composé de scènes de drames et de comédies avec de nombreux dialogues qui sont de l'ordre de la réplique écrite. L'action ressemble à une intrigue théâtrale très shakespearienne avec ses complots, ses promesses ambivalentes, ses menaces indirectes, sa rhétorique, ses sarcasmes, ses ruses et ses tirades. Il faut noter aussi l'influence du roman gothique, comme le soulignent certains lieux, à l'image de Torquilstone, un grand château de pierre, isolé, faisant penser à un lieu de torture peu aimable et tenu par Front-de-Bœuf, baron cruel qui est plus de l'ordre de l'ogre guerrier que du vaillant chevalier. Il fait partie des soi-disant nobles normands, censés apporter la lumière de la civilisation et des idéaux chevaleresques aux soi-disant primitifs saxons. Les Templiers également, des moines soldats ayant à la base la magnifique vocation de protéger les lieux saints et de répandre la beauté de l’Évangile, mais qui sont souillés par le pouvoir et l'avarice acquis dans leur croisade, à l'instar de Brian de Bois-Guilbert, templier tortionnaire, obnubilé par la soif de vengeance et d'ambition, après un amour désenchanté.

 

Le livre contient une simplicité psychologique apparente, mais ce n'est pas si simple que cela, car il faut noter que les personnages sont tournés vers l'action, tourmentés par des passions, inspirés par des croyances divines et des croyances anciennes qui viennent de leur héritage. Par exemple, Cédric doit changer sa vision du monde dans la douleur, car ce dernier est profondément attaché à ses racines saxonnes (en se rappelant que les Saxons eux-mêmes furent des envahisseurs qui ont remplacés les Bretons), mais il doit se faire à l'influence normande qui est définitivement prégnante. Ce personnage, comme d'autres, a un caractère aguerri, dur comme de l'acier, mais chacun avec ses propres convictions dont certaines sont poussées jusqu'au fanatisme. Scott décrit aussi un monde où l'héroïsme est malmené au profit de la ruse et où le courage de la chevalerie est remplacé par la fourberie politicienne. Ainsi, Ivanhoé n'est pas une idéalisation du Moyen Âge, malgré son ardeur romantique, car l'auteur construit son récit sur des bases solides de l'histoire à travers des connaissances approfondies et détaillées ainsi que des réflexions clairvoyantes. Mais il donne ce léger goût de pastiche, en citant du Shakespeare avant l'heure à travers ses personnages, en faisant des digressions narratives, en faisant beaucoup de références à la Bible, en insérant des poèmes et des chansons de geste, en se laissant la liberté d'interpréter l'Histoire pour se permettre un affranchissement narratif et en incluant de l'humour parodique pour mieux déployer notre imaginaire.

 

Mais contrairement à Cervantès et à son Don Quichotte, Scott ne veut pas parodier les codes de la chevalerie, car il veut montrer que l'héroïsme et la justice existent toujours malgré les horreurs et les bassesses que peuvent perpétrer les hommes. Wilfred a cette âme de chevalier sans peur et sans reproche, comme le prouve son duel final contre Brian de Bois-Guilbert afin de sauver du bûcher la juive Rebecca, car cette dernière l'a soigné lors de sa convalescence en prison après avoir gagné son difficile tournoi. Alors qu'il était sauvé, que sa promise Lady Rowena l'était également, que son père avait accepté ce mariage tout en le reconnaissant de nouveau, Ivanhoé n'avait plus rien à combattre et à prouver, mais par code d'honneur (et sûrement par une légère passion pour la belle juive), le chevalier décide d'accepter sa demande pour la défendre, car cette dernière est condamnée injustement pour avoir ensorcelé le terrible Templier. D'ailleurs, l'auteur pointe les oppressions et les injustices perpétrées à l'encontre de groupes se faisant constamment humilier. Typiquement, la communauté juive est plus ou moins rejetée par une bonne partie des personnages, même ceux qui ne leur veulent pas de mal, car les stéréotypes et les superstitions sont tellement ancrés qu'il ne peut en être autrement. On pense également à la communauté d'hors-la-loi vivant de façon marginale dans la forêt, dont le chef est le célèbre Robin des Bois, qui tout au long est nommé sous le patronyme de Locksley, ainsi que son fidèle bras droit, le frère Tuck, un moine ermite des plus truculents. Ces hors-la-loi, qui sont rejetés par le Royaume, ne sont peut-être pas officiellement des chevaliers, mais ils en ont toutes les valeurs (dévotion, courage, fidélité, honneur) et sont dans l'esprit bien plus chevaleresques que les antagonistes normands et templiers, qui dénaturent leurs propres héritages et leurs rangs sociaux à cause de leurs vices allant à l'encontre de toute beauté spirituelle. Même les serfs comme Gurth, qui s'affranchit de son rang d'esclave pour devenir l'écuyer d'Ivanhoé, ou comme le bouffon de Cédric, Wamba, attestent qu'importe notre rang social, c'est avant tout l'abnégation et la détermination qui construisent les valeurs chevaleresques.

 

Finalement, le livre se termine sur une note des plus positives, car malgré l'exil de la juive qui montre que sa communauté est éternellement en exode, l'union entre Ivanhoé (qui est certes un Saxon à la base, mais qui est devenu symboliquement un Normand) et Lady Rowena démontre une mixité culturelle possible entre Saxons et Normands et une acceptation évolutive de la société anglaise, qui trouvera son épanouissement par la suite (ils parleront leur propre langue dans toute la société, c'est-à-dire l'anglais). Les Normands ne sont pas tous cruels comme le prouve Richard Cœur de Lion, qui est un exemple de charisme, de foi, d'âme guerrière et de justice. Ivanhoé a suivi son chemin, a dû revenir d'un éprouvant exil, s'est battu (dont une bonne partie blessé) pour son rang, son titre et sa dignité. En cela, il est un pur personnage chevaleresque et, de ce fait, établit pour toujours ce roman comme un titre fondateur du roman historique et du roman de chevalerie.


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