Corneille présentait cette œuvre comme un « étrange monstre » dont il voyait le premier acte comme un prologue, les trois suivants comme une comédie imparfaite, et le dernier comme une tragédie. Il faut le dire, l’auteur est sévère avec cette œuvre qui est pourtant d’une grande modernité. En effet, L’Illusion comique porte parfaitement son nom, car il se débarrasse de toute dramaturgie classique pour proposer une mise en abyme d’un « théâtre dans le théâtre ». L’illusion se fait à travers un magicien du nom d’Alcandre, qui aide un père attristé, Pridamant, de ne pas retrouver son fils, Clindor, qui l’a fui à cause de sa grande sévérité. Mais les soi-disant pouvoirs d’Alcandre permettent au père de voir ce qu’est devenue la vie de Clindor, à travers des soi-disant spectres parlants, devenu le suivant d’un capitaine gascon fanfaron, amoureux de la belle Isabelle, qui est elle-même l’amante de Clindor. Commençant dans une atmosphère fantastique (un magicien dans sa grotte), la pièce continue dans le ton d’une comédie pure (le couple amoureux qui se moque du fanfaron), puis débouche sur de nombreuses péripéties tragi-comiques (trahison, duel, mort, prison, évasion) jusqu’à une tragédie finale (la mort du héros), puis un levé de rideau inattendu, car tous ces événements n’étaient qu’un leurre et les personnages jouaient eux-mêmes les personnages de cette fausse pièce dont Alcandre est le metteur en scène. Il présente à Pridamant, le spectateur humain, ce spectacle de la vie humaine dont l’Acteur principal est Clindor.
L’œuvre est pleine de paradoxes et de contrastes, joue sur de nombreux genres et déroule une multiplicité d’actions sur plusieurs lieux et sur une durée longue ainsi que sur plusieurs strates différentes qui sont emboîtées les unes dans les autres. C’est pourquoi on peut qualifier L’Illusion comique d’œuvre baroque, qui puise dans le plus pur du classicisme afin d’offrir un nouveau type de comédie encore jamais vu à l’époque. Car, en effet, les personnages sont stéréotypés, mais cela est signifié subtilement, car chaque personnage joue un rôle bien défini par les codes du théâtre classique. La modernité s’impose donc dans cette idée de poupée russe narrative et ce dialogue de la pièce intérieure avec la pièce extérieure, mettant en perspective une porosité sur le niveau de représentation auquel le spectateur a affaire.
L’illusion est donc l’artifice du magicien, mais aussi le piège que Corneille nous a tendu, car on s’éprend des situations qui fonctionnent parfaitement et de la dimension romanesque. Finalement, on peut voir dans ce tour de magie théâtral une apologie de cet art lui-même, mettant en avant les qualités de l’auteur dramatique autant que celles des comédiens, alors que le théâtre privilégiait toujours leur point de vue. C’est ce que dit Alcandre à Pridamant lorsque ce dernier se plaint d’être tombé dans le piège dans la scène 6 de l’Acte V :
« Cessez de vous en plaindre, à présent le Théâtre
Est en un point si haut qu’un chacun l’idolâtre
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
L’entretien de Paris, le souhait des Provinces,
Le divertissement le plus doux de nos Princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands ;
Parmi leurs passe-temps il tient les premiers rangs,
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
De quoi se délasser d’un si pesant fardeau.
Même notre grand Roi ce foudre de la guerre
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
Le front ceint de lauriers daigne bien quelquefois
Prêter l’œil et l’oreille au Théâtre François :
C’est là que le Parnasse étale ses merveilles :
Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles,
Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
S’il faut par la richesse estimer les personnes,
Le Théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes,
Et votre fils rencontre en un métier si doux
Plus de biens et d’honneur qu’il n’eût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune. »
Par là, Corneille rend hommage à la grandeur du Théâtre et à l’importance accordée par le Royaume, en faisant d’ailleurs une dédicace à Richelieu, grand mécène et passionné de théâtre, qui fera construire dans son propre palais l’un des plus beaux théâtres parisiens. Enfin, en plus d’être une métaphore de la puissance du théâtre, c’est aussi une métaphore du « théâtre du monde » et des situations humaines, un thème philosophique prolifique lors de la Renaissance et du XVIIe siècle. Le personnage de Clindor symbolise la vie d’un homme en passant par toutes les étapes essentielles (départ du foyer, faire-valoir, découverte de l’amour, séduction de l’être aimé, rivalité, combat, mort). En cela, pour reprendre les termes de Georges Forestier, il est un acteur inconscient sur le théâtre du monde, mais sa renaissance le fait devenir un acteur conscient de l’être sur le théâtre des hommes. En cela, la pièce de l’auteur se situe dans la droite lignée de ses œuvres ultérieures : la place de l’homme et particulièrement du Héros dans le grand théâtre du monde.
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